Tucker Neely
Policier & Thriller
Gallimard , Série Noire, 2017, 355 pages, 21 €
🙂 🙂 Les bas-fonds de Washington - critique complète
Le cadavre flottait dans le fleuve Potomac, pas loin du fameux « Frenchman’s bend », un carré d’herbe et de rochers laissé à l’abandon, où la drogue se revendait et s’achetait dès la nuit tombée. Le « Bend », nous ne l’apprendrons que plus tard, avait une sale histoire : situé à deux pas du Capitole et à équidistance de la Maison Blanche, il avait, jusqu’au milieu du 19e siècle, abrité l’un des marchés aux esclaves les plus florissants de la capitale américaine. Pas vraiment un souvenir que la nation aimait à rappeler. Journaliste chevronné au Washington Post, Sully Carter entretenait de bons contacts avec les flics, aussi n’eût-il pas de difficulté à établir l’identité de la victime : Billy Ellison, fils unique et dernier représentant d’une famille afro-américaine les plus fortunées et respectées de la ville. Aux dires de la mère de Billy, chaperonnée par un avocat hargneux au possible, Billy aurait eu quelques problèmes avec la drogue. Plus difficile à admettre encore pour elle, l’homosexualité de son fils aurait été un motif de discorde récurrent entre eux, jusqu’au soir de sa mort. Menacé de mesures judiciaires s’il en venait à publier ces infos, Sully n’est pas dupe : si la mère et l’avocat avaient réellement voulu l’empêcher de divulguer ces deux éléments qui pourraient expliquer la présence de Billy et sa mort violente dans le Bend, ils auraient pu réellementles dissimuler. À contrario, si ces infos sont en sa possession, c’est que la véritable cause du décès est ailleurs. Et que ces deux-là veulent la garder bien cachée.
Washington a plus rarement que d’autres grandes villes américaines – New York, Boston ou Los Angeles – le privilège de servir de cadre aux polars « made in USA » qui arrivent jusqu’à nous. Au-delà des relations de pouvoirs –politique et économique, largement liés à l’histoire de la ville- qui tapissent la toile de fond de l’intrigue, deux autres thèmes récurrents du polar actuel, la drogue et le racisme, se retrouvent largement abordés ici. Mais ce qui frappe dans le cadre très justement mis en place par Neely Tucker, c’est l’impression de petitesse d’une ville que l’on aurait tendance à croire aussi grande qu’un état. Au contraire, les différents chefs de bande, les flics, les journalistes et les grandes familles semblent se connaître presque intimement ou en tous cas se côtoyer régulièrement. Ce qui irrigue d’ailleurs l’un des moteurs du scénario : si tout le monde se connaît, il importe de faire bonne figure, de veiller à sa réputation et à celle de sa famille. Et, au besoin, d’empêcher certaines infos peu glorieuses de filtrer dans la presse. Les tentatives de museler Sully failliront bien aboutir, ce qui nous assure d’ailleurs l’un des morceaux de bravoure du roman, lorsque le journaliste, tel les Bernstein et Woodward du film de Pakula, défend bec et ongles ses écrits face à ses propres collègues, effrayés par les menaces de l’avocat de la mère de la victime. Au final, la rage de Sully, cette fureur qui l’inspire comme il le dit lui-même, fera des merveilles et boostera une intrigue sans temps morts et parfaitement crédible. Tout pour réjouir l’amateur de polar !