Maggiori, German ; roman traduit de l’espagnol (Argentine) par Nelly Guicherd
Littérature générale
Paris : Inculte, 2021, 374 pages, 20.90 € (Dernière marge)
🙂 🙂 🙂 Odyssée
Il est tentant, lorsqu’on se trouve face à un texte de la trempe de « Egotrip », de parler d’Ovni littéraire. Voici un récit difficilement classable, qui n’est ni un polar, ni un roman social, ni une intrigue humoristique déjantée ou un roman d’amour, et encore moins un pamphlet dénonçant le monde du travail. Impossible à ranger dans une de ces catégories, ce bouquin pourrait les squatter toutes sans se limiter à aucune d’entre elles. Pour cette raison, plutôt que de le traiter d’Ovni, nous voudrions simplement le qualifier de littérature. Le voir tomber, tel un pavé blindé dans une mare littéraire trop souvent stagnante et insipide, a comblé nos attentes de fin d’année.
Drogue et alcool
Alors, évidemment, au début, on se demande où on échoue. Une note préliminaire un poil obscure de l’auteur, comme un avertissement genre ce n’est pas moi qui ai écrit ce qui suit, puis une entrée fracassante dans les « Cahiers un et deux », ces « cahiers » qui, nous le comprendrons par la suite, tiennent lieu de chapitres. Sous nos yeux, le poète Edgardo Caprano s’annihile à coup de drogue et d’alcool, les seuls remèdes à sa portée face au harcèlement financier dont il est victime de la part de son ex-femme mais également pour s’échapper d’un boulot qu’il exècre. Très vite, ces contrepoisons devront également lui servir de boucliers face à une maîtresse tout aussi harcelante, mais dans un autre domaine. Le poète est faible et il procrastine. Son récit est férocement drôle, son vocabulaire cru et les situations qu’il décrit franchement scabreuses.
Cultiver son errance
Le poète se découvre à ce point faible qu’il décide de fuir. Bien sûr, il se trouve des excuses, c’est pour mieux revenir, juste le temps de me refaire, t‘inquiète pas ma chérie. Car une chérie, il en a vraiment une, c’est sa fille, sa Mimi, la seule personne au monde qu’il ne veut ni décevoir ni perdre. Il quitte donc Buenos Aires pour un trip au petit bonheur la chance à travers la Patagonie. Les rencontres seront nombreuses et rendront le périple hasardeux. Déjà qu’il n’avait d’autre objectif que celui de se tirer, de mettre de la distance entre lui, son boulot, son ex et sa maîtresse, là, Caprano va cultiver son errance. Méticuleusement, au point qu’il sera difficile dans certains passages de distinguer la réalité des visions sous acide. Il finira par se retrouver au service d’une vieille nazie dont l’activité principale consiste à coordonner le « travail » de ploucs tels que le poète, à son service contraints et forcés semble-t-il, tant sa capacité de nuisance violente se révèle illimitée.
Malle aux trésors
Au bout de ce voyage au bout de sa nuit, Maggiori (à moins que ce ne soit Caprano ?), tel une Agatha Christie convoquant lecteurs et personnages au dénouement de sa chevauchée, remplit ses derniers cahiers d’une conclusion inattendue, en forme d’hommage à la littérature et aux seuls objectifs que, selon lui, elle devrait servir. Magnifique pied-de-nez, elle boucle la boucle avec la fameuse note préliminaire un rien obscure du début, tout en nous faisant miroiter les merveilles d’une malle aux trésors digne de Pessoa.
Bousculés
Caprano (à moins que ce ne soit Maggiori) ne nous épargne pas grand’chose, et c’est heureux. La lecture de ses pérégrinations risque de rebuter ceux qui aiment commencer une histoire à un point A pour la finir au Z. Sa chronologie se révèle aléatoire, ses personnages parfois à peine esquissés ou disparaissant abruptement ; de courtes histoires à priori sans rapport avec les fameux cahiers s’intègrent entre elles et certaines sous-intrigues ne trouvent pas de réelle conclusion. Mais son texte fébrile, hargneux et poétiquenous cahote mieux que la plus vengeresse des montagnes russes. Et voilà très exactement ce que nous attendons de la littérature : nous sentir en terrain inconnu, bousculés et surpris.