Whitmer, Benjamin; traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos ; préface Pierre Lemaitre
Policier & Thriller
Gallmeister, 2018, 448 pages, 23 € (Collection Americana)
🙂 🙂 Vaines échappées
« S’il y a des types que tu veux voir morts, c’est ce que tu as de mieux à faire. Tu racontes à tous ces bouseux qu’il y a des types en liberté qui cherchent à les abattre, puis tu leur files des amphétamines et tu ouvres l’armurerie. Ça marche à tous les coups ». C’est en ces termes on ne peut plus clairs que Stanley, journaliste chevronné, explique à Garrett, jeune photographe avec lequel il couvre cette affaire d’évasion, comment le directeur Jugg la gère. Jugg, c’est le directeur de la prison, et comme la prison de Old Lonesome est quasi le seul employeur de la ville, Jugg est également en quelque sorte le maire de la ville. D’ailleurs, Jim Cavey, le meilleur traqueur d’évadés de Jugg, ne le soupçonne-t-il pas de tenir une liste perpétuellement à jour des gens qui emménagent en ville, de les faire surveiller afin de s’assurer qu’ils ne complotent pas pour organiser une évasion ? Et pourtant, cette évasion a bel et bien eu lieu, et elle n’est pas anodine, puisqu’on parle bien d’une dizaine de détenus qui auraient pris la poudre d’escampette. Si la plupart d’entre eux se révèlent de véritables loups pour l’homme, l’incarcération de quelques autres était sans doute plus discutable. Parmi ceux-ci, Mopar Horn, enfermé pour avoir trucidé le mari violent de son amante, Molly, dont il semble toujours épris alors que pas une fois elle n’est venue le voir en prison. Dispersés, soit solitaires, soit en petits groupes, les évadés, en plus d’être pris en chasse par des gardiens qui ne leur laisseront aucune chance, sont confrontés à une tempête d’une rare violence. Le vent, le froid polaire et la neige vont les ralentir et désorganiser leur progression. Ce qui ne les rendra que plus désespérés et sans pitié pour ceux, civils, gardiens ou policiers, qui auront la malchance de les croiser.
Récit d’une violence débridée et d’une noirceur insondable, « Évasion » est le troisième roman de Benjamin Whitmer, après « Pike » et « Cry Father », tous publiés chez Gallmeister. C’est peu de dire qu’une œuvre prend ainsi forme, constituée par un portrait du pays trumpien et des moins médiatisés de ses concitoyens. Ceux qui vivent au-delà des milieux d’affaires, pour qui ne subsiste rien du fameux rêve américain, les soumis, les buveurs de bière au litre, leurs femmes maltraitées et leurs enfants qui dorment avec les poules. C’est comme si Whitmer avait plongé un thermomètre dans le fondement des États-Unis et qu’en une prose aride et pourtant métaphorique, il nous en livrait un diagnostic sans concession. Le sens de l’image qui imprègne durablement la rétine du lecteur (« Il rentre sa tête comme un seau qu’on descend dans un puit ») et celui de la formule directe, dénuée de toute parure littéraire (« Ce monde est conçu pour te briser le cœur » ; « Vivre dans cette ville, c’est comme se faire étrangler, mais très lentement ») entraînent l’intrigue désespérée de Whitmer comme une vague quasi biblique que rien n’arrête, et surtout pas la bonne volonté de certains. Conseillé aux amateurs de littérature noire, ceux qui tentent de comprendre leur monde avec Raymond Carver, Ernest Hemingway ou Cormac McCarthy.