Tokyo, un soir comme un autre ; un factionnaire du commissariat de Nihonbashi voit passer un individu titubant et visiblement éméché. Quoique scandalisé par l’attitude irrespectueuse du quidam, le policier se garde bien d’intervenir jusqu’à ce que le bonhomme s’effondre quelques mètres plus loin en plein milieu du célèbre pont de Nihonbashi, point zéro de toute l’infrastructure routière du Japon. L’homme est inerte au pied de la statue d’un kirrin, dragon ailé de la mythologie nippone. Alors qu’il s’apprête à aider (et accessoirement réprimander) l’ivrogne présumé, notre brave fonctionnaire se rend compte que ce dernier n’est pas ivre mort mais mort tout court ; ce qui est souvent la conséquence quand on vous a enfoncé un poignard dans l’abdomen. La victime se nomme Aoyagi Takeaki, un homme d’une cinquantaine d’années, cadre supérieur dans l’industrie et père de famille apparemment sans histoires. Bien vite, la police attrape un fuyard en possession du portefeuille et de la serviette de la victime : le gaillard est un jeune chômeur, un de ces marginaux qui vivent précairement à la périphérie de la puissante économie japonaise. Bref, il a toutes les caractéristiques du coupable idéal. Comme, en plus, il s’est fait malencontreusement renverser par un camion durant l’arrestation et qu’il est plongé dans le coma, l’occasion est trop belle pour les autorités qui décident de conclure rapidement l’enquête. Mais ça, c’est sans compter sur la ténacité et la perspicacité de l’inspecteur Kaga pour qui trop d’éléments posent question dans le scénario idéal de sa hiérarchie. C’est donc son enquête minutieuse pour démêler l’écheveau de ces éléments discordants que nous allons suivre jusqu’à sa conclusion.
Série Noire et Soleil Levant
Pour cette deuxième chronique pour Encre Noire, j’avais décidé de sortir de ma zone de confort (qui est plutôt la SF), pour me donner un petit challenge. Je me suis donc dirigé vers le roman policier et, tant qu’à faire, je me suis dit autant prendre une direction qui m’est totalement inconnue, le polar japonais. C’est comme ça que je suis tombé sur le nouveau roman de Keigo Ishino. Pour être tout à fait transparent, je connaissais l’auteur, non pas pour son œuvre principale mais pour un excellent petit roman dans un style ouvertement fantastique, « Les miracles du bazar Namiya », œuvre très originale que je vous recommande en passant. Pour les lecteurs qui, comme moi, sont en mode découverte, sachez donc qu’Ishino est une véritable superstar du genre dans sa patrie ; il est considéré comme un des meilleurs du genre et a reçu quelques-unes des récompenses les plus prestigieuses du domaine. Il n’est d’ailleurs pas en reste sous nos latitudes puisqu’il a reçu le prix polar du meilleur roman international au Festival Polar de Cognac en 2010 pour son premier roman traduit en français, « La Maison où je suis mort autrefois ». Depuis, les traductions se sont multipliées ; toujours chez Actes Sud d’ailleurs ; ce qui me permet de saluer l’excellent travail de sa traductrice attitrée, Sophie Refle (qui a d’ailleurs reçu un prix pour la traduction du Bazar que j’évoquais un peu plus haut).
Elémentaire, mon cher Kaga
Les sept divinités du bonheur est le troisième opus mettant en scène l’inspecteur Kaga Kyōichirō, policier atypique : têtu et travailleur, il est en plus doué d’un remarquable sens de l’observation qu’il utilise pour la plus grande joie des lecteurs mais qui laisse parfois son collègue et cousin, Matsumiya Shuhei, un peu dubitatif. Pour bien comprendre le personnage, il faut le suivre dans le roman tandis qu’il parcourt inlassablement les lieux du crime pour en comprendre tous les mystères. C’est vraiment très bien tourné. Vous l’aurez compris, la paire se veut un hommage à l’archétype bien connu que sont Holmes et Watson. Et, comme Holmes, notre détective ne manque pas de défauts : notamment une certaine difficulté à respecter les codes de la vie sociale qui se manifeste par un manque d’intérêt qui s’avère souvent gênant dans une société codifiée à l’extrême comme le Japon. Ce que son cousin ne manque d’ailleurs pas de lui rappeler… Ceci étant dit, les autres personnages du livre sont également très bien croqués et avec pas mal de finesse : la famille de la victime dont on se rend compte qu’ils ne connaissaient rien du disparu, l’émouvante fiancée du coupable désigné et quelques personnages moins sympathiques que je vous laisse le plaisir de découvrir pour éviter de trop déflorer l’intrigue.
Choc culturel
En toute honnêteté, ce n’est pas pour l’intrigue que vous devriez lire ce roman : elle est somme toute assez banale au final et ne dénoterait pas dans un feuilleton policier français comme il en existe tant. Non, le principal intérêt du livre, c’est la mise en avant de ces éléments très caractéristiques du Japon moderne et qui peuvent sembler parfois étonnants pour des occidentaux comme nous. Et surtout, ce paradoxe assez déconcertant : d’une part, nous avons cette société policée et disciplinée à l’extrême et, d’autre part, la violence sociale de certaines situations. Il y a un ensemble incroyable de conventions qui se traduisent par une forme de respect extrême que ce soit dans la vie professionnelle ou dans la sphère privée mais qui est parfois mise violemment à mal. On le verra ici dans la façon dont les intérimaires sont traités dans le système économique ou dans la manière avec laquelle est considéré l’échec scolaire. Un autre élément particulièrement intéressant de l’œuvre, c’est le traitement de la foi dans la société.Malgré un environnement très matérialiste et très scientifique, on se rend compte que les japonais gardent une place importante à la piété ; ce qui n’est pas non plus le moindre des paradoxes.
Si vous appréciez l’auteur, j’imagine que vous vous êtes déjà précipités sur ce nouveau roman. Mais, si comme moi, vous êtes néophytes en la matière, c’est une belle découverte et une porte d’entrée idéale vers le genre que je vous recommande chaudement. Dans tous les cas de figure, bonne lecture.