Gray, Alasdair ; traduit de l’anglais (Ecosse) par Jean Pavans
Fantastique
Paris : Métailié, 2024, 282 pages, 11.50 €

🙂 🙂 Corps, et âme

Glasgow, Ecosse, fin du XIX° siècle. Godwin Baxter, fils d’un célèbre chirurgien doté d’une extravagante imagination, récupère à la morgue le cadavre d’une jeune fille enceinte sur lequel il tente une expérience inédite, qui l’entraîne à la limite de la morale et de la science : il parvient à greffer le cerveau du « pas-encore-nouveau-né » dans la tête de la jeune fille. Il donne ainsi vie à un individu doté d’un corps d’une vingtaine d’années et d’un esprit de bébé, vierge de toute connaissance !
Bella est une femme d’une beauté admirable mais d’une absence totale de discernement, qui ne vit que pour apprendre, expérimenter, s’ouvrir aux émotions et au monde.
Un condisciple de Baxter, Archibald McCandless, s’éprend désespérément de Bella. Celle-ci répond à son amour, acceptant même de se donner à lui avec une facilité déconcertante mais c’est pourtant avec un concurrent de coeur, l’infâme Duncan Wedderburn (paresseux en diable mais nanti d’une fortune familiale qu’il dilapide aux jeux) qu’elle s’enfuit à travers le monde, découvre une multitude de civilisations et se forge une vision du monde empathique, n’hésitant pas à remettre en question les grands courants politiques de son époque.
De retour de son tour de monde qu’elle a compris avec sa psychologique enfantine mâtinée de merveilleux et de bons sentiments, Bella va devoir affronter une épreuve autrement douloureuse : son ex-mari l’a fermement reconnue et il a l’intention de la faire regagner le giron marital duquel elle avait selon toute vraisemblance tenté de s’affranchir en plongeant dans le fleuve Clyde…

Charmante demoiselle à la cervelle d’enfant

S’il s’agit clairement d’une relecture du mythe de Frankenstein (la recréation d’une créature sauvée de la mort), « Pauvres créatures » est, peut-être avant tout, un pastiche dénonciateur de la société anglaise de la fin du XIX° siècle (qui permet quelques ponts sensés en regard de notre monde actuel).
Le récit débute d’admirable façon, d’autant plus qu’il est orné d’illustrations anatomiques du meilleur effet : on y fait la connaissance de Godwin Baxter et des circonstances qui ont présidé à son invention contre-nature ; puis de Bella, charmante demoiselle à la cervelle d’enfant, qui semble au départ souffrir de démence mais qui se révèle peu à peu beaucoup plus complexe et revêche. Si elle est visiblement tourmentée par les promesses de son corps de femme, elle agit comme un enfant, considère tout comme un jeu et n’entend laisser personne lui dicter sa conduite. Elle ne se pose pas trop de questions, désire tout expérimenter, se voue corps et âme à ses amants qu’elle épuise littéralement.
Cette ambiance où voisinent la science-fiction, le fantastique et le gothique va cependant voler en éclat dans une deuxième partie où l’auteur a voulu faire œuvre de critique social ; le récit s’égare pendant une cinquantaine de pages dans l’analyse critique de la société de la fin du XIX° siècle où les idées philosophiques, politiques et économiques forment comme une sous-couche au récit qui, par une certaine stagnation, induit un certain ennui. Cette lassitude se dissipe tandis que le récit évolue à nouveau avec son lot de surprises purement narratives. En fait, il est presqu’inutile de s’astreindre à la lecture de la deuxième partie (pp 93-149), à moins qu’une fibre historico-économico-philosophique ne titille vos neurones.
Paru une première fois – et dans une relative discrétion – chez Payot & Rivages en 1993, « Pauvres créatures » renaît de ses cendres grâce au film admirable qu’en a tiré Yorgos Lanthimos dans lequel Emma Stone livre une de ses prestations les plus emblématiques dans le rôle de Bella.
Eric Albert

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