Ingrid est allemande, boche, comme disent les Russes. Elle est mariée à Werner, un officier de la SS. Mais enavril 1945, Ingrid est seule dans Berlin bombardée. La ville meurtrie est livrée aux Bolchéviques qui s’en emparent joyeusement. Vouée à elle-même, Ingrid trouve une chambre chez un vieux couple, pour lequel elle fait les tâches ménagères. Elle accueille aussi malgré elle des soldats russes, qui en échange de faveurs volées apportent de la nourriture à ses hôtes.
Un jour, c’est Evgueniya qui partage sa chambre. La camarade Levinsky travaille en tant qu’interprète au N.K.V.D., ancêtre du K.G.B. Evgueniya n’a que 19 ans, l’enthousiasme de son âge et une confiance en l’armée de Staline. Il faut dire qu’avec son uniforme de la N.K.V.D., aucun homme n’ose l’approcher, la préservant dans une candeur qui hérisse Ingrid, symbole de l’Allemagne outragée.
La 3è armée, dont dépend la jeune gradée, est à la recherche du cadavre d’Hitler, déployant des stratégies ou entourloupes à l’identification.
Un début d’amitié va naître entre ces deux femmes qui n’auraient jamais dû se rencontrer.
Journaux intimes en temps de guerre
Les deux femmes semblent à l’opposé l’une de l’autre. Mais elles ont en commun un certain courage face à l’adversité, et l’écriture. Evgueniya retranscrit en secret dans un journal des parties d’interrogatoires, des lettres de soldats allemands, ses impressions sur le monde et les gens qui l’entourent. Elle voudrait devenir écrivain. Elle sait déjà que son livre portera sur ce qu’elle vit dans ce chaos. Elle parle aussi des femmes dans l’Armée rouge, qui ont compris qu’elles doivent en faire deux fois plus pour prouver leur valeur. Mais il est mal vu de conserver des traces en 1945.
Ingrid aussi tient un journal. Elle y dépose son quotidien, les privations, les peurs, et note d’une croix les viols qu’elle subit.
Les deux journaux existent vraiment. Nicolas Juncker a imaginé la rencontre improbable entre leurs deux auteures. Prisonnières de leur destin de femme, elles s’en sortiront, l’une en s’aménageant des stratégies de survie, l’autre en témoignant après la guerre.
Graphisme de cette BD particulièrement réussi
Le graphisme de Nicolas Juncker (« Le front », « Malet », « D’Artagnan, journal d’un cadet », …) transpose bien la grisaille poussiéreuse de Berlin dans ses cases monochromes. Ses personnages aux yeux cernés semblent tout droit sortis d’un camp de concentration, avec leur visage hâve et cadavérique. Les physionomies rondouillardes ou austères sont souvent dépourvues de bouche, laissant toute émotion transparaître par le regard, écarquillé ou fataliste. Soit un graphisme très expressionniste.
Plusieurs techniques narratives sont exploitées à bon escient : dessins et lavis, images et pages de journaux, collages, photo en noir et blanc. Chaque personnage possède sa propre typographie. Les extraits du journal d’Ingrid jettent un voile de pudeur sur les outrages subis par la jeune femme.
Nicolas Juncker a le chic pour intégrer des touches de couleur, notes d’espoir ou de nostalgie juste là où il faut.
L’auteur signe là un très bel hommage aux femmes à travers cette rencontre de deux héroïnes au destin bien différent. Une vraie réussite.