Paris : Gallimard, 2021, 608 pages, 20 € (Série noire)
🙂 🙂 🙂 Un monde de parasites
Roman-fleuve couvrant l’histoire politique, économique et sociale des années ‘80 à 2000, « Leur âme au diable » nous plonge dans le monde fermé et hors normes des cigarettiers. Le large spectre temporel envisagé, l’intrigue tendue et habitée d’un nombre finalement restreint de personnages donnent à ces 600 pages l’allure d’un opéra maudit qui marque par sa virtuosité littéraire et par la force de son message.
David et Goliath
Tout débute en 1986, au Havre, par une série de braquages de camions-citernes remplis d’ammoniac liquide. Les premiers d’entre eux ne font pas tellement de bruit, les cigarettiers à qui le chargement était destiné ne souhaitant aucune publicité autour d’un des composants majeurs de leur produit fini. Mais le dernier braquage se conclut par plusieurs morts violentes et la police, en la personne de l’OPJ Simon Nora, ne peut cette fois éviter de se saisir de l’affaire plus énergiquement. Cette enquête obsédera l’officier plus de vingt ans, de fausses pistes en cul-de-sac, de brèves éclaircies en espoirs douchés. Nora dispose des moyens du service public et subit régulièrement des pressions de ses supérieurs : il s’agit de ne pas effaroucher un des secteurs qui contribue le plus, via les taxes dont il doit s’acquitter, au financement de l’état français. Face à lui, la force de frappe de European G. Tobacco, l’une des plus grosses boîtes de l’industrie du tabac, des moyens financiers illimités confiés à David Bartels, lobbyiste dopé aux drogues et à l’alcool et surtout peu regardant quant aux méthodes à utiliser pour remplir sa mission. L’enquête de Nora croisera celle d’un autre OPJ, Brun, lui aussi obsédé par une enquête au long cours : la disparition, fin des années ’80, et dans la même zone que le dernier braquage, d’une jeune femme sans histoire.
Du fric en flot continu
Immersion totale et instantanée dans les années ’80. Par petites touches, par allusions presque, Ledun dépeint l’avant. Avant que le tabac soit définitivement considéré comme nocif, il y eut ces années de rêve pour les cigarettiers, années folles, le fric en flot continu et qui servait à parrainer aussi bien des œuvres caritatives que des championnats de F1. Tout ça pour quoi, pour faire de la pub et vendre encore plus. Puis arrivèrent les premiers doutes, les premières remises en cause. Peut-être quand même qu’il y aurait un lien entre la consommation de tabac et le cancer. Levées de boucliers chez les producteurs et les buralistes. Engagement de scientifiques reconnus pour contrer les études de leurs confrères. Limitation par voie légale de la publicité. Contre-feux des producteurs, contournement de la loi. Lobbying intense auprès des politiques. Cadeaux, place de concerts, soirées arrosées et prostitué(e)s à disposition. Pour penser et encadrer tout ça, il faut des hommes, des bosseurs, imaginatifs et sans scrupules. On applique des méthodes éprouvées dans un passé pas si lointain : à force de découper chaque action en petites phases presque administratives, on dilue la responsabilité de chacun des intervenants. Les malades du tabac ne peuvent s’en prendre ni aux ouvriers des usines à clopes, ni aux patrons de ceux-ci, ni aux revendeurs et surtout pas au monde politique qui tolère l’ensemble et le fait cracher au bassinet des finances publiques. Le tabac tue, qu’il paie. Mais sa course folle ne saurait, pour le bien de tous, se voir entravée.
Un polar digne de la Série noire
Alternance de style et de point de vue -récit à la 3e personne, rapports de police, dialogues et plongées dans l’intimité de certains personnages- et mise en scène d’acteurs emblématiques -quelques flics, le lobbyiste, son homme de main, un procureur, des prostituées de luxe- font de « Leur âme au diable » un portait saisissant d’un monde pas si à part dans notre société. Car, si les cigarettiers ne pouvaient compter sur les cochons de payeurs, s’ils s’élevaient au-dessus du commun des consommateurs, comment renforceraient-ils leur fortune ? Un monde dans notre monde, certes, mais alors un monde de parasites qui ne peut vivre sans ses proies. Au-delà des méfaits de la clope et du cynisme des industriels du secteur, c’est l’essence même du capitalisme que démonte ce grand roman du tabac, les méthodes qu’il décrit pouvant aisément être descellées aussi bien dans le domaine de la santé -le médiator récemment- ou celui de la construction -l’amiante il y a quelques années. Un polar engagé certes, bétonné par un travail de recherche que l’on imagine titanesque, mais surtout un vrai et puissant roman policier, peuplé d’acteurs crédibles et attachants, tonique et évocateur, digne de la Série noire.