Débâcle

Spit, Lize ; traduit par Emmanuelle Tardif
Littérature générale
Actes Sud, 2018, 432 pages, 23 €

🙂 🙂 🙂 En Flandre profonde - critique complète

Il y a cet avant, avant la mort de Jan, les mois précédant le 28 décembre 2001. Tout était normal, du moins à l’échelle d’un petit village de Flandre comme Bovenmeer, quelques centaines d’habitants parmi lesquels Eva -la narratrice. Eva n’a pas la vie facile : mère alcoolique, petite sœur obsessionnelle-compulsive, grand frère très indépendant et père soit absent, soit noyant son mal-être dans la bière.

Il y a ensuite cette période d’été juste après la mort de Pim, plus précisément le mois d’août 2002. A cette époque-là, Eva et ses deux amis Laurens et Pim (le frère du défunt Jan) sortent de l’enfance et les jeux inventés par les deux garçons reflètent leur subit intérêt pour le sexe. Ils accordent des points aux filles du village selon des critères variables et obscurs, points qui, additionnés, donnent un classement de ces mêmes demoiselles. En commençant par le bas de leur liste, ils invitent les gamines une à une en différents lieux tranquilles. Le jeu auquel ces dernières sont invitées à participer ne peut tourner qu’en leur défaveur, mais elles s’y soumettent de bon gré, rassurées par la présence d’Eva, caution féminine.

Pour finir, il y a ce moment à partir duquel Eva déroule le fil, c’est le maintenant. Eva est invitée par Pim à l’inauguration de nouvelles installations laitières dans sa ferme, inauguration qui coïncide avec l’anniversaire des 30 ans qu’aurait eus Jan, s’il n’avait pas disparu en 2001. Tout le village sera là. Eva, qui réside à présent en ville, ne les a plus vus depuis des années. Elle décide de s’y rendre et d’insuffler une dose d’imprévu à la double célébration.

Trois époques donc construisent alternativement le fil conducteur de ce premier roman, disons-le tout de suite, magistralement mené par Lize Spit, jeune auteure belge. Il faudrait pouvoir trouver un autre mot que « suspense » pour désigner ce que cette alternance temporelle des chapitres insuffle au texte. Peut-être que « tension » pourrait convenir, si on y inclut les notions de pesanteur, de lourdeur (non pas du style, mais bien du propos) et de répulsion ressentie à la lecture de certains passages dans lesquels le langage se fait simple, direct et cru pour dépeindre non pas des scènes horrifiques mais des jeux d’enfants malsains, des situations navrantes de la vie quotidienne dans une famille en vrac ou une fête de village qui tourne en foire ubuesque.

Outre la maestria dont fait preuve l’auteure dans la construction et l’agencement des étapes de son récit, il faut donc aussi pointer la richesse de son vocabulaire et l’intelligence avec laquelle elle le manie : les moments de drôlerie et d’horreur sont ainsi amenés avec la même imprévisibilité, ce qui décuple leur effet et place le lecteur devant le même étonnement incrédule, qu’il traduit d’un rire sincère ou d’une authentique grimace de dégout. Attention, « Débâcle » ne saurait être résumé à une succession de scènes marquantes : il s’agit bien d’un roman, puissamment évocateur, d’une certaine Flandre de villages où l’ennui, le rejet du différent, l’envie, la jalousie et les ragots permettent à l’auteur de mâturer certains points obscurs – pourquoi, comment est mort Jan ? que manigance Eva ?- et de nous amener magistralement à leur éclaircissement.

« Débâcle » ne peut se lire par quelques pages à la fois, d’un œil distrait. « Débâcle » ne plaira sans doute pas à ceux qui ne se trouvent à l’aise qu’avec des intrigues efficaces habitées de personnages univoques. Il faut s’en imprégner, en lire de longs passages d’une traite pour assimiler sa profondeur. Et aussi se ménager des pauses pour laisser infuser et prendre un peu de recul. « Débâcle » ne laisse pas indemne, parce qu’il s’agit indéniablement d’un grand texte, et qu’un auteur à la fois incroyablement doué et doté d’une voix originale se trouve derrière lui.

Nicolas Fanuel

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