Farmer, Jordan ; traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Simon Baril
Policier & Thriller
Paris : Rivages, 2022, 286 pages, 20 €
🙂 🙂 🙂 Jeunesse perdue
Il n’y a pas grand-chose à faire à Lynch. Petite ville isolée de Virginie-Occidentale, elle n’offre que peu de perspectives aux quelques jeunes qui y grandissent. S’ils ne la quittent pas, c’est probablement parce qu’ils ont succombé à la spécialité locale : le trafic -et la consommation- de drogue. À moins qu’ils n’aient déjà atteint le deuxième pallier : l’incarcération dans le centre de détention pour mineurs, situé dans sa périphérie.
Jason Felts, l’un des assistants sociaux qui y travaillent, voit y débarquer Huddles Gilbert, le frère de Ferris Gilbert, caïd responsable du trafic de drogue et de la prostitution dans la région. Violent et dépourvu de tout sens moral, Ferris va tout faire pour que son frère ne témoigne pas contre lui.
Déterminisme social
Premier roman pour Jordan Farmer, « La mort sur ses épaules » navigue entre le noir « social » (John Harvey, Bill James, des anglais certes, mais on pourrait aussi citer William Boyle ou George Pelecanos du côté américain) et le noir « rural », genre effectuant une percée de plus en plus visible, et ce dans toutes les langues ; il faut croire que c’est dans la ruralité qu’effectivement les mouvements de société se révèlent les plus significatifs pour que le roman noir, digne successeur du roman réaliste, s’en empare avec une telle force. À l’image des meilleurs romans réalistes d’ailleurs, Farmer semble prendre plaisir à aligner un grand nombre de personnages, à leur assigner à chacun un rôle utile sans pour autant les épargner, jamais, dans le parcours qu’il a prévu pour eux, semblant ériger en valeur cardinale le précepte selon lequel la vie est fragile –« one minute you’re here, next minute you’re gone » comme le dit Springsteen. Pour autant, du plus petit rôle au plus important, on ne se perd jamais dans la galaxie mise en place, qui va du gardien de prison amateur de combat médiévaux au sheriff trop sûr de lui, en passant par le jeune homosexuel toujours sur le fil entre l’enfance et l’âge adulte. Ils naviguent au jugé dans une intrigue passionnante, prégnante et lourde, comme si leur volonté propre avait abdiqué la direction de leur vie au profit de la nature environnante, de leur milieu familial et de leurs conditions d’existence. Une sorte de déterminisme social et naturel qui les entraînerait imperceptiblement vers une violence rapide, sèche et dévastatrice. Un premier roman convaincant, touffu et pétri de noirceur, illuminé pourtant de quelques instants de grâce, où la sincérité et le désintéressement de certains personnages sauvent le récit de la cure d’obscurité à laquelle on s’attendait.