Littérature Générale
Rivages, 2018, 300 pages, 20 €
🙂 🙂 🙂 Résidents indésirables - critique complète
Rouvières, ville provinciale française sans histoire, voit sa surface constructible se réduire comme peau de chagrin. Les agences immobilières sont à l’aguet de la moindre parcelle qui se libère, les entrepreneurs rongent leur frein. Aussi, lorsque la propriétaire d’un vieil immeuble cossu, doté d’un parc et de murs d’enceinte, décède de sa belle mort, la concurrence aiguise-t-elle ses crocs. Contre toute attente, c’est une société espagnole qui ramasse le pactole. Le vieil édifice mis à terre, une « résidence de standing » baptisée « Mayerling » voit rapidement le jour, et ses appartements de s’arracher comme des petits pains.
Très vite, le quotidien des nouveaux résidents va se modifier, imperceptiblement d’abord puis de manière de plus en plus évidente. Untel perd du poids, une autre grossit à vue d’œil alors que le fils de son voisin, charmant à son arrivée, devient psychotique. Un jeune couple amoureux ne se supporte plus, une femme voit ses parents, morts depuis plusieurs années, assis à la table de sa salle à manger. Outre ses événements directement liés aux personnes, c’est aussi l’immeuble lui-même qui semble s’en prendre à ses habitants : portes qui se bloquent, garages trop petits, canalisations qui refoulent, isolation sonore déficiente. Dès lors et aussi idiot cela puisse-t-il paraître, certains résidents se déclarent-ils en guerre contre la résidence.
Lauréat du Prix Rossel en 2008 pour ses « Contes carnivores », Bernard Quiriny nous revient en toute grande forme avec ce troisième roman qui se dévore à belle dents. A l’image de ses œuvres précédentes, on navigue ici dans un environnement fantastique, pas celui de Dean Koontz ou de Graham Masterton, non, quelque chose de plus insidieux, feutré et à la limite de l’absurde, qui, d’un ton posé et calme, instille une tension de plus en plus prégnante. Au jeu des comparaisons, mieux vaudrait citer Jean Ray et Thomas Owen pour rester entre compatriotes, et Edgar Alan Poe pour ratisser plus large. De son verbe précieux et stylé, Quiriny excelle à faire nôtre le sentiment de menace permanente qui habite les malheureux résidents du « Mayerling ». Au-delà du récit fantastique que l’on n’oubliera pas de sitôt, c’est à une attaque en règle des dérives urbanistiques et architecturales actuelles que l’auteur se livre. Qui parmi nous n’a jamais considéré avec regret la laideur quasi systématique des nouvelles constructions citadines, qu’elles soient commerciales ou résidentielles ? Qui n’a jamais senti l’hostilité de certaines d’entre elles, bâties comme si elles devaient s’auto-suffire et non pas servir l’humain (essayez de vous asseoir à la Gare des Guillemins par exemple…). En poussant la logique jusqu’au bout, en nous transformant en victimes de ce que nous avons édifié, Quiriny livre en fait un avertissement en forme de plaidoyer pour la vie hors des villes, de moins en moins faites pour les êtres humains. Sa démonstration se révèle brillante, drôle et convaincante dans son absurde noirceur au point que vous considérerez plus aucun immeuble à étages sans appréhension après l’avoir lue. Une terreur jouissive, une perle littéraire !