Paris : Rivages, 2022, 443 pages, 20,50 € (Rivages/Noir)
🙂 🙂 🙂 🙂 La vie des gens simples
Après ses années parisiennes, et surtout après son expérience de la Guerre d’Algérie, Schneider avait décidé de revenir dans cette ville, celle où sans doute tout avait commencé pour lui. On est en 1973, Pompidou se meurt, 1968 ne semble avoir rien changé, à voir la misère ouvrière, celle des petites gens, ceux qui fréquentent le même bistro que Schneider et sa bande, juste en face du commissariat, surnommé le Bunker, bâtiment flambant neuf, symbole tape-à-l’œil d’un état qui n’a pas grand-chose de plus pour asseoir son autorité, tout le monde, tout le monde, sait que certains poulets, en uniforme ou en costume, ne valent pas mieux que les politiques avec lesquels ils pactisent d’ailleurs, à l’abri des regards, dans certains restaurants et autres salons feutrés où le peuple ne pénètre jamais. Schneider n’en a que fiche de cette hiérarchie carriériste, le voilà chef de groupe à la Criminelle, il aurait pu prétendre au même boulot sous des cieux plus hospitaliers, mais non, il a préféré la Ville, celle-ci, au bord de l’eau, à la merci des vents contraires. Sa prise de fonction ? Une affaire sordide, une gamine, fille unique d’un ouvrier veuf, signalée disparue par son père un soir de pluie, retrouvée assassinée le lendemain. Quatorze ans, toute la vie devant elle, « un petit visage aigu de chaton ébouriffé » dont Schneider garderait le portrait en noir et blanc tout au long de l’enquête. Et même bien après.
Le respect de la procédure
Homme de terrain, avare de ses mots mais pas de son temps, ce temps qu’il faut consacrer à entendre les témoins, à s’imprégner du cadre de vie de la victime, à rencontrer sa famille, pour finalement la connaître elle, ses habitudes, ses aspirations, ses fidélités, mais aussi de ce temps d’interrogatoires et de respect de la procédure, Schneider se montre dès le départ convaincu que cette affaire, il va la boucler. Même si « la justice, c’est pas pour les pauvres », et que, derrière son regard triste, son attitude résignée et sa mauvaise humeur apparente, il « n’ignorait pas que les flics de la Criminelle ne sauvaient jamais personne », Schneider, pièce par pièce, va rigoureusement reconstituer l’enchaînement des faits et événements absurdes et violents qui auront conduit la jeune fille à la mort. Et quand, à la fin, alors que Schneider, assis au piano « avait joué lentement, pensivement. Les graves avaient une profondeur caverneuse, les aigus le timbre grêle, impertinent et cristallin d’un ruisseau de montagne», on se demande si l’auteur parle réellement des doigts de son enquêteur sur les touches de l’instrument.
Une enquête principale, des mains-courantes…
Au travers d’une intrigue passionnante -oui, elle fait penser au « 87e district » de McBain comme le dit Michel Embareck dans sa préface- Pagan nous plonge certes au début des années ’70, le réalisme du cadre l’atteste, pas de téléphone portable, les bagnoles, les armes, les rades où la moitié de l’intrigue prend place, tout y est, mais il nous dit aussi la vie des gens simples, des sans-moyens, il nous la fait toucher du doigt, jusqu’à l’odeur parfois qu’il nous flanque sans nous laisser la moindre possibilité de nous en détourner. Pas un hasard dirions-nous. Ses personnages sont incroyablement crédibles, du flic pourri au technicien de scène de crime hyper-motivé, en passant par la serveuse de bistro amoureuse de Schneider, ou par ses collègues parfois chiens-fous, on croit les sentir vivre à nos côtés, alors que finalement Pagan n’en dit pas tant que ça sur eux. En leur compagnie, on suit Schneider dénouer les fils de l’enquête principale puis ceux, des affaires quotidiennes, du tout-venant, des mains-courantes. Réalisme en plein. Baignant dans une ambiance sombre de bout en bout, distillant ça et là quelques piques d’humour ironique, « Le carré des indigents »prend souvent aux tripes, on ne sait pas si c’est à cause de ce que Pagan raconte ou si c’est sa manière faussement sèche, pudiquement empathique, de l’exprimer. Sans doute que c’est ça savoir écrire, ça nous fait parfois manquer un battement de cœur.