Le monde se divise en deux catégories : les Roues et les Pieds.
Les Roues ont une voiture, dans laquelle ils roulent le jour et dorment la nuit. Tailler la route leur donne des points, au k-plat parcouru. Les points leur permettent de se vêtir, de se nourrir, de se distraire, de faire ses besoins naturels. Tout cela se fait dans les stations, sortes de galeries marchandes où les Roues se retrouvent, lient connaissance pour un soir, où les couples se font et se défont. Car le lendemain, il faut repartir.
Les Roues ont oublié ce qu’est la nature. Le bruit du vent dans les arbres, les insectes et les animaux, le rythme du soleil. Leur quotidien est fait de lignes et de courbes.
Dany voyage avec son père et sa petite sœur Sarah, 12 ans, dans la Peugeot 203 paternelle de couleur blanc. Dany est en âge de conduire mais a peur. Conduire, c’est protéger sa famille. Des accidents, mais aussi des Pieds.
Les Pieds sont dépenaillés, crasseux. Ils se jettent sous les voitures, provoquent des accidents, des attaques. Le père de Dany dit toujours de ne pas quitter l’horizon des yeux, sous aucun prétexte.
Un jour, Dany se sent prêt à apprendre à conduire. De l’adolescent assis à l’arrière, il devient l’homme responsable de sa famille. Et puis un jour, c’est l’accident.
Univers manichéen autour du consumérisme
La voiture est ici le symbole de la réussite, et la nécessité d’avancer correspond à un sens civique aigu. Dany rêve d’une grosse cylindrée, américaine de préférence, tandis que la Peugeot 203 familiale apporte à Dany et à Sarah la sécurité, aboutissement de toute une vie paternelle après la mort de leur mère.
Ceux qui ne veulent pas adhérer à cet ordre des choses : rouler pour pouvoir consommer, sont considérés comme des arriérés, des crédules revenus mille ans en arrière. Anonnant des formules à l’emporte-pièce à la suite de leurs prêtres, au cœur de cérémonies rituelles, les Pieds sont des êtres méprisables qu’il faut écraser, prétend le jeune Sam, rencontré au fil des stations.
L’univers créé par Emmanuel Brault est intéressant à plus d’un titre. Il s’agit d’une fable d’anticipation accessible que l’on souhaiterait voir devenir une lecture scolaire (sans la mettre entre des mains trop jeunes), tant elle peut susciter le débat sur notre mode de vie parfois absurde.
Les cinéphiles auront reconnu dans le titre la référence au Colonel Kurtz, du film « Apocalypse now »
Dystopie qui donne matière à réflexion
La belle idée d’Emmanuel Brault est d’avoir créé ces deux clans que tout oppose, et de les confronter à travers les personnages de Dany et Sarah. Qui a raison ? Où est la liberté ? Vaut-il mieux le chacun pour soi ou intégrer une communauté ? Construire sans cesse de nouvelles routes pour englober le trafic, est-ce viable à terme ? Comment vont réagir les Pieds, dont l’espace vital est sans cesse réduit au profit du bitume ?
Dans « Les peaux-rouges » (Editions Grasset, 2017), Emmanuel Brault évoquait non sans humour et décalage le racisme. Sorti depuis en poche, il a été récompensé par le prix Transfuge du premier roman. « Walter Kurtz était à pied » est le premier titre à sortir sous le label MU, des Editions Mnémos. La ligne éditoriale concernera les ruptures sociales, politiques, écologiques, et leurs conséquences sur l’homme. Soit de quoi susciter encore la réflexion, et, gageons-le, la remise en question de certains rouages ou systèmes de pensées. En tout cas, on a hâte de découvrir ça.