Watts, Peter ; traduit de l’anglais (Canada) par Gilles Goullet ; illustrations Cedric Bucaille
Science-fiction
Saint-Mammès : Le Bélial, 2020; 219 pages, 18.90 €
🙂 🙂 🙂 Huis clos dans l'espace
Ils sont trente mille. Ils voyagent depuis soixante millions d’années. Leur mission : déverrouiller la porte des étoiles…Avez-vous jamais pensé à eux ?Aux Progéniteurs, aux Précurseurs — qu’importe le nom que vous leur avez choisi cette semaine —, ces dieux anciens disparus qui ont laissé derrière eux leurs portails et leurs autoroutes galactiques pour votre plaisir ? Avez-vous jamais cessé de vous demander ce qu’ils ont vécu ? Pas d’hyperespace de seconde main pour eux. Pas d’épaules de géant sur lesquelles se dresser. Ils rampent à travers la galaxie, pareils à des fourmis, en sommeil pendant des millénaires, se réveillant juste assez longtemps pour lancer un chantier d’un système solaire à l’autre. Ils vivent au fil d’instants répartis le long des millions d’années, au service d’ancêtres morts depuis une éternité, pour des descendants n’ayant plus rien de commun avec eux. À vrai dire, ce ne sont pas des dieux mais des ouvriers, des hommes des cavernes vivant dans des astéroïdes évidés, lancés dans une mission sans fin pour étendre un empire posthumain qui ne répond même plus à leurs appels… (présentation de l’éditeur)
Le Bélial’, une maison d’édition unique en son genre
Le Bélial’ est l’une des plus passionnantes maisons d’édition consacrées à la littérature de l’imaginaire. Spécialisée dans la science-fiction, elle est animée avec une incroyable énergie par une petite équipe qui a su transformer sa passion en une entreprise d’un professionnalisme sans faille. Jamais à court d’idées, elle innove sans cesse et propose régulièrement des collections originales. Citons, entre autres, la collection « Parallaxes », consacrée aux liens entre sciences et science-fiction, ou encore « Une heure lumière » première collection en français de novellas (format entre la nouvelle et le roman très en vogue dans les pays anglo-saxons mais peu diffusé chez nous). Le catalogue mêle ainsi très habilement des publications pouvant toucher (et conquérir) un public plus large et des volumes destinés aux amateurs les plus pointus de la SF. Le premier ouvrage de Peter Watts publié chez elle relevait de cette dernière catégorie. Ce gros recueil de nouvelles, titré Au-delà du gouffre, constituait une plongée passionnante et très complète dans l’imaginaire, assez sombre, de l’auteur canadien de hard-SF.
« Eriophora » quant à lui est une excellent porte d’entrée, non seulement dans l’univers de l’auteur mais également dans un des sous-genres les plus exigeants de la science-fiction.
Complexe révolte
Court roman étonnamment accessible et pourtant d’une richesse folle, Eriophora nous emmène à bord d’unastéroïde-vaisseau. Celui-ci, parti de notre système solaire au XXIIe siècle, traverse la Galaxie depuis 66 millions d’années. Son but ? Exploiter la théorie des trous de ver pour construire des portails qui permettraient à l’humanité de voyager en un clin d’œil d’un endroit à l’autre de l’Univers. Piloté par une intelligence artificielle nommée Chimp, le vaisseau est habité par une colonie de 30 000 humains plongés dans une stase quasi-perpétuelle. Uniquement réveillés si la mission du moment nécessite l’intervention d’un esprit moins formaté et rationnel que celui de l’IA à bord, les humains ne se fréquentent pour ainsi dire jamais. Rappelés par groupes les plus réduits possibles et durant un temps limité au maximum (chaque minute d’éveil est comptée dans une mission dont la durée s’étale sur des centaines de millions d’années), ils ne se rencontrent tout au plus qu’une fois tous les 10 000 à 100 000 ans. Et pourtant dans ce temps éclaté et étalé à l’infini, une révolte se prépare. N’ayant plus aucun signe de vie de l’humanité restée derrière eux, certains membres de l’équipage se demandent si celle-ci ne s’est pas éteinte. Face à l’absurdité que constituerait une mission dont les bénéficiaires auraient disparu depuis des millions d’années, ils rêvent de liberté. Mais comment organiser une révolution dans de telles conditions ?
Du Senseofwonder à la terreur cosmique
Si le huis-clos spatial sur fond de lutte contre une intelligence artificielle a tout du classique de la science-fiction (d’ailleurs largement popularisé par le premier Alien de Ridley Scott), Peter Watts sait y injecter suffisamment de personnalité et d’inventivité pour offrir au lecteur un voyage inoubliable. Les anglo-saxons usent d’une expression bien précise pour désigner cette sensation d’émerveillement et d’effroi que l’on peut ressentir face à l’immensité de l’Univers : c’est le sense of wonder. Peter Watts fait ici preuve d’un talent indéniable pour insuffler ce sentiment au lecteur et d’une véritable prouesse dans l’écriture du temps long. Un exploit d’autant plus impressionnant que le roman est particulièrement court et regorge pourtant d’innombrables images fortes et glaçantes. Car du sense of wonder à la terreur cosmique lovecraftienne, il n’y a qu’un pas que Watts n’hésite pas à franchir. L’ambiance du livre est aussi froide que le vide intersidéral traversé par le vaisseau.
Un narrateur bien faillible
Autre point fort du roman : la narration. En épousant le point de vue presque unique d’un seul personnage, le récit multiplie les zones d’ombre. Réveillée aussi rarement que cela est nécessaire, Sunday ne détient que bien peu de clés pour comprendre les enjeux qui se cachent derrière cette révolution faite en sourdine et les intentions d’une IA moins innocente qu’elle n’y parait. De ce jeu de piste étendu à l’infini, elle ne pourra compter que sur d’infimes indices à peu prèsévaporés, des bribes d’informations et des histoires ayant eu le temps d’être devenues légendes entre deux de ses phases de réveil.
Parfaite réussite
Le roman de Peter Watts avait mille occasion de passer à côté de son sujet. Raconter une révolte menée par des humains, endormis la plupart du temps, surveillés en permanence et dont les actions sont régentées par une IA toute puissante était un défi que l’auteurrelève avec maestria. Le roman fait de plus preuve d’une générosité tout à fait admirable pour un texte aussi court. Roman à énigme passionnant (les dernières pages ne donnent qu’une envie : entamer sans attendre une seconde lecture) ; récit de hard-SF ne s’embourbant jamais dans de nébuleuses considérations scientifiques mais faisantau contraire preuve d’un véritable sens didactique ; huis-clos oppressant dans un décors pourtant infini, autant de traits qui font de cet Eriophora une réussite absolue. Cerise sur le gâteau, le texte est offert dans un écrin d’une qualité irréprochable : couverture double signée Manchu, illustrations intérieures, jeu typographique offrant au lecteur attentif une suite cachée au récit principal. Les éditions du Bélial’ frappent encore une fois très fort et nous offrent un nouvel incontournable de la littérature de science-fiction.
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