Chroniques du pays des mères

Sur une Terre en convalescence après un effondrement écologique catastrophique, l’humanité se remet doucement et non sans difficulté de sa quasi-disparition. Par un mal étrange et inconnu, les hommes sont devenus rares, la stérilité s’est répandue et une terrible maladie emporte une part significative des jeunes enfants. Dans ce monde blessé, appelé alors le « Pays des Mères », les femmes sont au pouvoir et les cités-états qui le constituent sont dirigées par autant de « Mères ». Lisbeï est promise à ce titre suprême. Le destin en décidera pourtant autrement. Devenue exploratrice, elle partira à la découverte de ce monde abîmé.

Précieuse réédition

Avant tout, remercions les éditions Mnémos de rendre à nouveau disponible cet incontournable de la science-fiction. Véritable classique, indisponible en librairie depuis de très nombreuses années, il est réédité alors que le succès de l’adaptation en série de La Servante écarlate de Margaret Atwood, éclaire, d’une lumière plus que bienvenue, le travail des autrices de science-fiction.

Roman tout en nuances

Le roman suit la vie de Lisbeï et trouve dans son parcours autant d’occasions de décrire les mœurs et les pensées des différents groupes humains qui peuplent ce monde. L’exploration ne se conjugue pas qu’au présent. Une grande partie de la quête de Lisbeï est consacré à l’étude et à la compréhension du passé à la fois trouble et effroyable qui a mené à l’organisation sociale régissant le Pays des Mères.

Élisabeth Vonarburg développe dans ce long roman de nombreuses réflexions d’ordre éthique. Ni utopie, ni dystopie, elle évite tout manichéisme et si Chroniques du Pays des Mères est assurément féministe, c’est avant tout dans la manière dont elle montre qu’il ne suffit pas de renverser la hiérarchie du pouvoir pour mener à un monde pacifié mais bien au contraire de tendre vers une véritable égalité, notamment entre les sexes. Le texte, tout en nuances, tente ainsi, par un reversement des normes, de mettre au jour l’ensemble des éléments sociaux qui justifient et confortent les inégalités entre les hommes et les femmes mais aussi entre les orientations sexuelles (dans ce monde, le lesbianisme est devenu la norme et l’on regarde avec une certaine méfiance voire un véritable dégoût les amours hétérosexuelles). Par ce décalage, il nous met en garde contre la tendance à considérer comme naturels des éléments pourtant tout à fait conditionnés culturellement. Le roman tend un miroir à notre époque. 27 ans après sa sortie, le reflet n’a pas pris une ride.

Lecture exigeante

Le texte multiplie les formes narratives : lettres, extraits de journal intime, récit à la troisième personne. D’une profonde densité, mais parfois non exempt de quelques longueurs, il s’adresse aux lecteurs confirmés. Car s’il n’est pas totalement démuni d’intrigue romanesque, Chroniques du Pays des Mères s’attarde principalement à décortiquer avec beaucoup de minutie son univers et ses personnages afin d’offrir au lecteur un tableau tout en nuances d’une richesse peu commune.

Grand roman

Grand roman féministe dans le combat qu’il mène contre toutes les formes d’oppression ; grand roman de science-fiction dans l’amplitude et la cohérence de l’univers qui y est dépeint ; grand roman tout simplement dans sa manière de mêler le récit d’une vie, celle de Lisbeï, et d’innombrables réflexions, sur le pouvoir, la mémoire, l’écologie, l’amour et la filiation…

Loin de tout moralisme, il nous dépeint une société fragile, traversée de courants contradictoires, de forces positives comme négatives et souligne avec intelligence et subtilité que l’idéal n’est qu’une illusion. La société n’est ainsi faite, pour reprendre les mots du livre, que de « choix imparfaits dans un monde imparfait ». Une œuvre majeure.

Nicolas Stetenfeld