Yôzô Ôba souffre énormément du regard que les autres portent sur lui et ne comprend pas le bonheur de son entourage. La solution qu’il finit par trouver pour s’en guérir : se transformer en bouffon. C’est ainsi que s’écoulent ses jours, à se vouer à ce rôle de clown empli de souffrance. « Extérieurement, le sourire ne me quittait pas intérieurement, en revanche, c’était le désespoir. » (présentation de l’éditeur)
Classique de la littérature japonaise par maître de l’horreur
Développé principalement à partir des années 1950, le fantastique japonais se caractérise par un goût prononcé pour l’horreur visuelle et psychologique et par la mise en scène de fantômes de toutes sortes. Junji Itô, dans un style unique et immédiatement reconnaissable, s’inscrit dans cette tradition. Il est ainsi l’auteur d’une vingtaine de mangas horrifiques dont le plus connu est certainement Spirale. Il a reçu en 2019 le prix Will Eisner de la meilleure adaptation pour son Frankenstein.Ce prix, l’un des plus prestigieux dans le monde de la BD, consacre cet auteur unique comme l’une des figures majeures du manga d’horreur japonais. C’est à un autre classique de la littérature que s’attaque ici Junji Itô puisque le manga est l’adaptation de La Déchéance d’un homme du romancier japonais Osamu Dazaï. Un roman qui, s’il ne s’inscrit pas à proprement parler dans la tradition fantastique, n’en demeure pas moins, par sa noirceur et son ton volontiers désabusé, un objet idéal pour l’imaginaire du mangaka japonais.
Descente aux enfers
Le manga s’ouvre sur la tentative de suicide, le 13 juin 1948, d’un écrivain ayant les traits du héros principal. Cette date n’est évidemment pas choisie au hasard puisque c’est celle, bien réelle, du suicide par noyade de Osamu Dazaï. Cette ouverture en forme d’écho à la vie de l’auteur renforce l’indistinction entre le héros du récit, partiellement autobiographique, et son auteur. Le manga suivra ensuite fidèlement la trame du roman. Il évoquera, dans une narration hachée presque sous forme d’instantanés, différentes périodes de la vie de Yôzô Ôba : un jeune homme totalement introverti et mal dans sa peau qui attire pourtant, par sa grande beauté, les regards et les appétits de nombreuses personnes autour de lui. Se forgeant au fil des ans un personnage de bouffon rigolard en guise de carapace, le héros va, parfois par maladresse, souvent par lâcheté, entraîner la mort de plusieurs personnes. Autant de figures qui le hanteront ensuite et feront de sa vie un véritable cauchemar.
Maître de l’horreur
Et c’est là qu’apparaît toute la pertinence de cette adaptation, car Junji Itô s’est fait un spécialiste des évocations cauchemardesques. Son trait inimitable donne chair aux facettes les plus sombres de l’âme humaine et, alors que rien n’est épargné au lecteur (meurtre, viol, suicide…), le dessin glaçant de Junji Itô ajoute une couche de noirceur à l’ensemble. On admirera la capacité qu’a le dessinateur de nous faire plonger en une case dans l’horreur pure. Un contraste d’autant plus fort que son dessin, volontiers réaliste et généreux en détails, retranscrit avec précision le Japon du milieu du XXe siècle.
Manga pour lecteur averti
Premier tome d’une trilogie, La déchéance d’un hommeversion Junji Itô ravira les fans du mangaka et, plus largement, les amateurs de récits noirs. La lecture reste réservée à un public adulte et averti. Le propos est sombre, les images parfois crues et dérangeantes mais l’ensemble est particulièrement convaincant. L’horreur psychologique du récit de Osamu Dazaï s’enrichit à merveille du trait volontiers expressionniste de Junji Itô. À la lecture, cette rencontre entre les univers des deux artistes semble relever de l’évidence. Une réussite en somme !