Colombian psycho

Gamboa, Santiago ; traduit de l’espagnol par François Gaudry
Policier & Thriller
Paris : Métailié, 2023, 588 pages, 23 €

🙂 🙂 🙂 Cadavres en morceaux

Deux bras, deux jambes : voilà la macabre découverte effectuée par un jeune couple sur un terrain vague de la banlieue de Bogotá. Évidemment, la police mènera des fouilles, mais impossible de mettre la main sur le reste du corps. L’identification de la victime mettra donc un peu de temps et laissera les enquêteurs abasourdis. Les enquêteurs, ce sont principalement d’un côté Edislon Justinamuy, procureur et René Laiseca, policier, et de l’autre Johana Trivino et Juliete Lezama, deux journalistes. Ces quatre-là s’entendent à merveille et s’échangent très cordialement (presque toutes) les infos qu’ils récoltent chacun de leur côté. À peine la première victime identifiée qu’un autre corps, complet celui-là, mais tout aussi démembré, est retrouvé dans un appartement du centre-ville.

Natures mortes

Avec ce « Colombian pyscho », Santiago Gamboa (journaliste et diplomate, né en 1965, auteur de onze romans, de nouvelles, d’un essai et de récits de voyage) nous offre une plongée saisissante dans la Colombie actuelle et plus précisément dans le grouillement humain et automobile de sa capitale, Bogotá. Tentaculaire et dense, l’enquête officiellement menée par le procureur Justinamuy ne nous épargnera aucune violence physique (chaque scène de crime nous est apparue comme une nature morte, dont les éléments ne seraient rien d’autre que des parties -de la plus petite à la plus grande- du corps de la victime) et plongera au cœur d’une corruption politico-économique qui semble devenir l’un des thèmes majeurs de la littérature noire actuelle. Un rien vieille France, ultra-efficace, Jutsinamuy est véritablement habité par sa mission : « Pourquoi devait-il se concentrer obsessionnellement sur ce qui était agressif et impitoyable ? […] C’était très simple : pour que ce « beau pays » soit réel, quelqu’un devait mettre les mains dans la merde, plonger les bras jusqu’aux coudes dans le fumier, parce que c’est finalement ce mal nécessaire qui, par contraste, fait briller le bien ». Le duo qu’il forme avec Laiseca, son enquêteur principal, au-delà de porter ses fruits en termes d’avancées rapides de l’enquête, fait également office de puissante soupape de décompression : leurs échanges verbaux, riches et châtiés, empreints d’ironie, offrent de nombreuses occasions de rire : « Caramba, chef, votre mémoire est le réacteur nucléaire de notre institution », avoue ainsi Laiseca après une des nombreuses idées lumineuses de son chef.
Tout aussi investie est Johana : « Je suis journaliste. J’aime savoir pourquoi certaines choses se passent, ce qu’il y a derrière les crimes, si atroces et délirants qu’ils soient, et ensuite l’expliquer aux gens pour qu’ils comprennent mieux le pays et la société dans laquelle ils vivent », implication qui lui vaudra de voir sa vie mise en en danger à plusieurs reprises.

Chamanisme, possession et voyantes

Parmi les nombreuses péripéties et retournements de situation offerts par une intrigue qui ne peut renier ses origines sud-américaines, on notera, entre chamanisme, possessions et  autres voyantes, l’intervention  d’un personnage nullement secondaire, Santiago Gamboa lui-même, écrivain philosophe dont Johana découvrira que l’un des romans, publié des années plus tôt, relatait, avec une étonnante précision, les faits criminels sur lesquels elle enquête. Lors d’une de ses rencontres avec l’auteur, celui-ci lui glissera que « Ce qu’on écrit, si réel que ce soit, finit par se transformer en fiction. Cela s’introduit dans l’univers de l’immatériel et subit une étrange métamorphose. C’est pourquoi écrire des romans est la grande énigme de ma vie ».Cette étonnante incursion de Gamboa en tant que personnage de fiction dans une histoire dont il est l’auteur confère au roman une aura supplémentaire, comme si Gamboa parsemait son texte de miroirs et nous donnait, sans jamais se montrer pédagogue ou pompeux, une occasion de réfléchir au processus de création littéraire. Une intrigue riche, dense et tortueuse, confite de références littéraires et artistiques, pleine d’humour, menée par des personnages hyper-attachants (et dont ne serions pas étonnés de les retrouver dans une œuvre suivante), un texte épique et véritablement exemplaire des habits que peut revêtir le roman noir lorsqu’il est dans une telle forme !
Nicolas Fanuel

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Fill out this field
Fill out this field
Veuillez saisir une adresse de messagerie valide.
You need to agree with the terms to proceed