Le triomphe de Thomas Zins

Jung, Matthieu
Littérature générale
Paris : Points, 2018, 1096 pages, 10.90 €

🙂 🙂 🙂 Eighties-scopie

Parfois, il y a des attirances qui ne s’expliquent pas.
Celle que je ressens toujours pour les gros pavés est parfaitement insondable. Ce doit être un effet de mon côté gourmand pour toute nourriture, spirituelle y compris.
C’est donc d’abord l’apparence de brique compacte qui m’a attiré vers ce livre. Puis, le titre énigmatique. L’illustration de couverture, mignonne. Le côté légèrement racoleur du résumé a fait le reste.
Et cette question, purement intellectuelle : qu’est-ce que l’auteur va bien pouvoir raconter sur plus de 1000 pages au départ d’un abstract si succinct ?
Commencer la lecture a suffi à dissoudre les doutes.

Roman initiatique

« Le Triomphe de Thomas Zins » est un roman initiatique. Il décrit le parcours de vie d’un adolescent de 16 ans au travers de ses expériences quotidiennes que représentent l’école, la famille, les amis, les filles et la société.
Le cadre : Nancy. L’époque : la décennie ‘80. Ce champ de référence ne peut que résonner chez tout lecteur quarantenaire ou cinquantenaire. L’auteur nous plonge en effet dans un univers familier et ses descriptions de familles (stéréo)typées, avec leurs bonheurs mais également leurs écueils, leurs traumatismes, leurs espoirs et désillusions fonctionnent comme autant de réminiscences nostalgiques.
Ce livre est aussi profondément pessimiste. Un pessimisme contrecarré par une lucidité à toute épreuve servant l’analyse de cet adolescent mal dans sa peau, en proie aux questionnements intimes sur sa propre identité (et nature), la validité et la pertinence de ses études, les obstacles et promesses de sa vie sociale. Il s’agit ici de témoigner de l’âpreté du passage vers l’âge adulte, des dangers (et de la facilité) des addictions, de l’urgence des compulsions, des désirs et autres dérives.
Thomas aime les filles. Mais, parce qu’il pense que la nature ne l’a pas favorisé, entre une acné envahissante et la taille (trop) modeste de son attribut viril, c’est un garçon timoré, peu brillant, revêche.
Il n’a d’yeux que pour Céline Schaller. Qu’il entreprend d’assister dans la réalisation de devoirs scolaires. Il endure alors les premières piques du sentiment amoureux. Et semble être payé en retour…
Mais les parents de la demoiselle voient d’un mauvais œil cette relation naissante, surtout lorsqu’ils comprennent que les amoureux ont dépassé le stade des petits bisous.
Leur union évolue favorablement, ils s’épanouissent au contact de l’autre, prennent confiance. Les épreuves ne tardent cependant pas à se manifester : Céline tombe enceinte et est contrainte de se faire avorter. De se séparer de Thomas. De son côté, il traverse une période instable. A l’occasion, durant des vacances avec un ami, d’une rencontre avec Jean-Philippe Caudelier, un écrivain-metteur en scène qui fait miroiter à Thomas les promesses de contacts personnalisés avec des stars du moment (dont l’incontournable chanteur Renaud), le jeune garçon, obnubilé par la présence et la séduction perverse de l’homme, en vient à douter de son inclination sexuelle. Et si, au fond de lui, il était homo ? La complexité de sa relation avec Céline, leur éloignement et le jeu des hormones aidant achèvent de convaincre Thomas de tenter l’expérience. Rien que pour savoir. Qui pourrait lui en vouloir ? Pas Céline qui, de son côté, semble multiplier les aventures dans le but d’oublier son premier amant.

Fosse vers l’enfer

Mais Caudelier se révèle toxique, dangereux et exploite le jeune homme jusqu’à le soumettre à des actes d’une grande dépravation.
Renvoyé à ses doutes, blessé, interloqué, sentant s’évanouir tous ses repères, Thomas glisse : il foire ses études, se fâche avec ses parents et avec ses copains, il adopte un comportement déviant d’alcoolique. Et s’enfonce un peu plus chaque jour.
La seule lumière dans cette fosse vers l’enfer reste Céline, vers laquelle Thomas revient sans cesse. Entre réconciliations, retrouvailles, disputes, harangues, cohabitation électrique, nouvel avortement, mensonges, faux semblants et paranoïa mutuelle, le jeune couple tente de trouver un équilibre nécessairement précaire.
Mais le gouffre menace…

Chronique d’une décennie

Au-delà de l’histoire, le roman de Matthieu Jung offre une description politique et culturelle des années ’80. Tous les événements majeurs nous sont relatés et nous parlent, résonnent dans notre mémoire collective, nous renvoient à nos propres souvenirs, réminiscences, expériences personnelles et moments de vie.
En point de mire de l’évocation du passé, nous trouvons la playlist de l’époque : Renaud, bien sûr, omniprésent, Gainsbarre, Daho, Niagara, Indochine,…Quelques paroles de leurs chansons appuient les réflexions ou états d’esprit des protagonistes.
A côté de l’emballage musical, les remous sociaux, revendications estudiantines, l’émergence de quelques nouvelles technologies (baladeur, lecteur de code à barre, PC,…), les marques commerciales emblématiques (surtout celles des boissons à la mode telles que Kanterbraü, Kronenbourg, Ricard,…) donnent aux scènes de la narration un cachet d’authenticité.
Jung évoque également l’histoire militaire de la France depuis la fin de la seconde Guerre mondiale par l’entremise des personnages du père et grand-père de Thomas. A part pour dénoncer l’action française en Indochine et cadrer le récit dans ses limites historiques, on peut douter de l’utilité de ces passages mais le talent de l’auteur, qui offre à sa prose une fluidité étonnante, gomme nos résistances.
Tout le texte de Jung s’avère extrêmement addictif. Nous n’avons cependant pas affaire à de la haute littérature, nous restons à un stade populaire et les lecteurs rétifs à la violence des mots, des propos et à une vulgarité parfois frontale pourraient s’offusquer ça et là. Il n’en est pas moins vrai qu’on dévore « Le Triomphe de Thomas Zins » comme si on surfait sur une vague lancée à toute vitesse. L’ascenseur émotionnel et nostalgique fonctionne à fond.
Chronique d’une décennie phare du XX° siècle, « Le Triomphe de Thomas Zins » est un roman de la désaffection où les meilleurs sentiments côtoient les bassesses les plus sordides. Certains y verront peut-être une certaine apologie de l’homosexualité. Ce constat peut cependant être facilement oblitéré tant on s’imprègne dans le récit, au cours d’une lecture marathon agissant comme un remueur d’émotions.
Atypique et diablement efficace
Eric Albert

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