Les furtifs

Damasio, Alain
Science-Fiction
Clamart : La Volte, 2019, 704 pages, 25 €

🙂 🙂 🙂 🙂 Subvertissons-nous!

Dans un futur proche, la faillite de l’État est achevée. Les grandes villes, devenues insolvables, ont été achetées par des multinationales surpuissantes qui gèrent les habitants comme des clients, plus ou moins choyés en fonction de la formule choisie pour leur forfait citoyen. Ceux-ci, devenus consommateurs perpétuels enfermés dans leur « technococon », sont suivis et contrôlés en permanence. Non pas, bien sûr, pour des raisons d’ordre public ou de gestion mais bien pour pouvoir leur proposer une expérience optimisée de leur environnement. C’est dans cet espace où chaque être humain est pourtant traçable au millimètre près que Tishka, fillette de quatre ans, disparaît sans laisser la moindre trace. Son père, persuadé qu’elle est partie avec les furtifs, ces animaux extraordinaires et indétectables qui vivraient dans les angles morts de la vision humaine, intègre une unité d’élite secrète de l’armée chargée d’étudier et de chasser les animaux.

 Synthèse

En deux romans, Alain Damasio a balisé l’étendue de son imaginaire : d’un côté une science-fiction prédictive, engagée et extrêmement critique sur les travers sécuritaires de nos sociétés modernes (La Zone du Dehors) ; de l’autre une fantasy originale proposant, à travers une écriture ciselée comme le plus beau des joyaux, une défense viscérale de la liberté (le magistral roman polyphonique La Horde du Contrevent). Les Furtifs, et cela semble déjà un lieu commun que de l’énoncer, se présente comme la synthèse de ces deux approches. De La Zone du Dehors, il reprend et actualise sa critique radicale du capitalisme moderne et des sociétés sécuritaires tout en laissant la part belle à une expérimentation langagière et typographique directement héritée de La Horde du Contrevent.

 « Big Mother is Washing You »

Bien qu’éloigné des tableaux glaçants proposés dans les classiques du genre comme 1984 de George Orwell ou Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, l’univers dépeint par Alain Damasio relève pourtant bien de la dystopie. Ici, il n’est pas question d’un pouvoir explicitement autoritaire et violent, de contrôle vertical et de police secrète. Le contrôle, tout aussi omniprésent que dans les pires régimes totalitaires est accepté voire recherché par les citoyens. Souriant et, en apparence, bienveillant, il prend la forme d’une intelligence artificielle qui, sous couvert de proposer à son usager une expérience de vie optimisée (publicité hyper-ciblée, anticipation des attentes, logiciel de discussion personnalisé…) analyse en permanence ses comportements et les stocke comme matière première prête à la vente. Mais Alain Damasio n’est pas qu’un diagnosticien. Riche de l’exploration de milieux alternatifs comme les ZAD (l’auteur n’a pas chômé pendant les quinze ans qui séparent ses deux derniers livres), il propose également un véritable manuel de résistance moderne. Loin des visions binaires vendues par les professionnels de la politique, le roman est ainsi une exploration des résistances multiples, des orientations divergentes, du foisonnement d’alternatives au monde tel qu’il va.

 Symbiose

Alain Damasio est un auteur de combat. Dans une approche très virile, il n’hésite pas à envisager, depuis son premier roman, les rapports frontaux et la lutte armée comme forme de résistance au pouvoir. Si cet aspect est bien présent dans son dernier livre, l’auteur explore également une autre forme de rapport au monde, foncièrement non violente, à travers la figure des furtifs. En effet, ces animaux polymorphes vivent en symbiose totale avec leur environnement. Un environnement auquel ils préfèrent s’adapter, au fil de leurs permanentes métamorphoses, plutôt que de le modeler selon une image unique et utilitaire.
La relation entre Tishka et ses parents révèle également chez l’auteur une profonde sensibilité et une grande justesse dans la description des sentiments et des liens d’affection. C’est dans facette insoupçonnée de son œuvre que réside toute la beauté des Furtifs. Car le roman peut se lire comme un long plaidoyer pour le noyau familial, présenté comme possible cellule de résistance au monde libéral qui a fait de l’individualisme l’expression indépassable du vivre-ensemble. Cette défense peut paraître tout à fait étonnante chez un auteur se situant ouvertement très à gauche de l’échiquier politique tant la notion de famille est aujourd’hui un des thèmes qui relève de la chasse gardée de la pensée conservatrice et réactionnaire. Mais ici, la famille n’est en rien une zone de repli, fermée sur elle-même. Elle est au contraire présentée comme un noyau d’amour qui irradie et fédère. La figure de Tishka qui, dans la seconde partie du roman, entre en symbiose avec les furtifs est l’occasion d’ailleurs d’ouvrir, de manière romanesque et métaphorique, une réflexion d’une profonde actualité sur les rapports inter-humains et inter-espèces. Une approche tout à fait novatrice riche de ramifications philosophiques et politiques encore à explorer.

 Incontournable

Tour à tour pamphlet politique, traité philosophique, poème baroque mais avant tout véritable roman de « subvertissement », comme le dit l’auteur lui-même, Les Furtifs a tout du livre culte. Il signe en tout cas une somme de 700 pages exigeantes mais passionnantes dont la richesse formelle n’a d’égale que la profondeur thématique. Savourons-la, la prochaine livraison n’arrivera probablement pas de sitôt.
Nicolas Stetenfeld

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Fill out this field
Fill out this field
Veuillez saisir une adresse de messagerie valide.
You need to agree with the terms to proceed