Nous sommes les chasseurs

Fel, Jérémy
Littérature générale
Paris : Rivages, 2021, 717 pages, 23 €

🙂 🙂 🙂 🙂 L'homme reste un loup pour ses semblables

Ce monde est le tien

Jérémy Fel avait marqué un grand coup avec son précédent roman « Helena », thriller typiquement américain dans lequel l’auteur avait néanmoins imprimé sa marque personnelle, par une langue fluide à souhait, des scènes réellement éprouvantes et une ambiance noire du meilleur effet.
Mais Jérémy Fel n’est pas un auteur de genre. Il est un auteur de genres, au pluriel, et il exerce son art autant de manière exclusive (« Helena ») qu’éclatée : déjà avec « Les loups à leur porte », l’auteur avait proposé une panoplie d’histoires d’inspiration diverse mais, avec « Nous sommes les chasseurs », nous entrons dans une autre catégorie : le roman transgenre, qui mêle allégrement les genres littéraires, autant que les lieux, les personnages ou les époques.
Impossible de résumer le roman. D’ailleurs, s’agit-il bien d’un roman ? Non, plutôt de dix histoires à priori indépendantes (et elles peuvent se lire comme telles) dont le fil rouge, ténu au départ, se cristallise, se ramifie, se développe peu à peu, avec en toile de fond cette sempiternelle violence faisant écho à la noirceur de l’âme humaine. Des histoires qui, finalement, nous renvoient à notre propre réalité et nous font nous questionner sur les actions humaines et sur la nature déviante de chacun de nos contemporains (comme de nous-même).
Kaleidoscope littéraire
Fel a construit une panoplie de personnages qui va du banal au plus tordu mais qui, tous, sont destinés à envahir votre mémoire et à emporter votre identification. De la voisine d’une famille prétendument révolutionnaire emmenée par la police d’État à la vie fantasmée de Nathalie Wood, Fel aura convoqué, tout au long des 720 pages de ce livre jouissivement atypique le fantôme d’un poilu désireux de se venger de sa femme infidèle, un dangereux manipulateur psychologique responsable de la séquestration d’une famille entière, un jeune homme en déliquescence à cause d’un virus pandémique (le licin), un infâme raciste destiné à jouer un rôle central dans le régime nazi en formation, des extraterrestres belliqueux, un gourou élevant le suicide en acte rédempteur,…
Sans lien directement apparent, les histoires dévoilent quelques éléments communs (le premier que j’ai relevé concerne la découverte d’un vieux briquet dans une forêt parcourue par deux hommes à la recherche d’un manoir à la sinistre réputation), des lieux deviennent le cadre commun de plusieurs récits (le manoir, justement, une bâtisse maudite et gothique à souhait, appartenant à la sulfureuse famille Valdenaire, antre de sorcière, refuge d’une population villageoise en proie à un danger létal, siège d’exactions nazies durant la seconde guerre mondiale, …), des personnages réapparaissent, de-ci, de-là,…
Cet aspect original au plus haut point ne peut que nous convaincre que nous avons là une sorte d’Ovni littéraire qui explose les thèmes, les époques et qui ne craint pas de tordre la réalité. Ainsi, le dernier et long chapitre est le récit de la vie alternative de l’actrice Nathalie Wood, de ses débuts marqués au fer rouge de l’exploitation (sexuelle notamment) jusqu’à une vieillesse transcendée, en passant par le descriptif de ses nombreux déboires avec la gent masculine (ce charismatique, dédaigneux et pervers R.J.!) et de son sauvetage de la noyade, un jour funeste de 1981, au large de l’île de Catalina.
Pour les férus de progression linéaire et de construction classique, il vaut mieux conseiller une lecture séparée des histoires. Car il serait dommage de rejeter cette brique sur la seule base de son côté protéiforme : chaque histoire possède son propre schéma narratif et est une invitation à se délecter d’une écriture scabreuse et éprouvante (vu les sujets traités) mais qui ne manquera pas de provoquer un tsunami d’émotions contradictoires, parfois perverses, au cours d’un texte parfaitement maîtrisé, moderne sans jamais être vulgaire. Il y a dans la phraséologie de Jeremy Fel une douceur qui accuse, un art descriptif extrêmement visuel, un sens de la poétique couleur sang. Plus écrivain qu’auteur, Jeremy Fel possède une voix unique à laquelle tout lecteur ne pourra que se rallier.
Expérience sensorielle
« Nous sommes les chasseurs » est finalement bien plus qu’un roman. C’est une expédition au pays de la fiction qui ose tout.
A l’instar d’un des personnages de son dernier chapitre (David Lynch en l’occurrence, parlant de son Ovni à lui, « Lost Highway »), il faut le considérer comme « une expérience sensorielle où le rationnel n’a pas sa place ».
Jouant sans cesse sur le fil de la réalité, parfois conventionnelle mais souvent biaisée, empruntant à la pop culture et à l’Histoire de somptueuses ou menaçantes références, plongeant ses racines dans l’étude de la violence, de la cruauté, de la manipulation mentale et de l’inéluctabilité de celles-ci tant elles sont irrémédiablement attachées à l’Homme, « Nous sommes les chasseurs » est le roman fondateur d’une littérature totale, englobée et indubitablement sensitive.
Éric Albert

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