Sleeping beauties

King, Stephen, traduit de l’anglais par Esch, Jean
Fantastique
Albin Michel, 2018, 827 pages, 25.9 €

🙂 🙂 L'avenir de l'homme, évidemment - critique complète

“Eh, papa, demanda un jour le petit Owen à son père, le grand Stephen, ce serait amusant de raconter une histoire dans laquelle les femmes, toutes les femmes du monde entier, s’endormaient pour ne pas se réveiller, tu ne trouves pas ?”

« Oui, répondit le grand Stephen, mais je ne la sens pas totalement pour moi tout seul, cette histoire. Tiens, on va l’écrire à deux ! »

Et quelques mois plus tard, un pavé lourd de 800 pages sort en librairie. Baptisé « Sleeping beauties », le roman reprend la trame d’Owen, mais concentrée sur la petite ville de Dooling dans les Appalaches et a pour cadre principal une prison pour femmes.

Un jour, une superbe femme à moitié nue déboule d’un sous-bois jusqu’à la caravane de Truman Mayweather et se livre à un carnage en règle. Elle est finalement arrêtée par Lila Norcross, la shériff de la localité et est incarcérée à la prison pour femmes.

Pendant ce temps, à travers le monde, les medias rendent compte d’une mystérieuse épidémie de sommeil qui ne touche que les femmes. Elles s’endorment, profondément et leur corps se couvre alors d’une sorte de fibre blanche qui ressemble à de la toile d’araignée. Celle-ci ne les empêche cependant pas de respirer mais malheur à celui qui tenterait de déchirer le voile qui les emprisonne littéralement. Les femmes se réveillent alors, prise d’une furie dévastatrice et le seul moyen de mettre un terme à la folie meurtrière qui les étreint est de les tuer – de préférence d’une balle dans la tête !

La petite ville de Dooling ne fait pas exception et bientôt, les femmes tombent comme des mouches. A la prison, les détenues tentent de résister à l’endormissement en buvant du café fort, agrémenté de quelques cachets stimulants. Mais seules quelques-unes parviennent à veiller.

Ce qui est beaucoup plus étonnant, c’est que la femme sortie de nulle part, qui dit s’appeler Eve, semble immunisée contre la maladie ambiante : elle s’endort et se réveille sans aucun problème. Cela stimule la curiosité de Clinton Norcross, le psychiatre de la prison (et mari du shériff) qui compte livrer sa protégée aux mains des experts médicaux afin de déterminer la meilleure façon de contrevenir à l’affection féminine.

Au-dehors de la prison cependant, un groupe d’hommes pense que la seule façon de mettre fin à leur célibat forcé est de s’emparer d’Eve et de la tuer après lui avoir extorqué des aveux libérateurs. Ils mettent sur pied une expédition quasi militaire pour parvenir à leurs fins.

Alors que les femmes s’éteignent les unes après les autres, les hommes laissent de plus en plus libre cours à leurs penchants violents et bagarreurs. Des « brigades du chalumeau » ont entrepris de passer par le feu les corps des malheureuses, malgré la survie évidente de celles-ci sous leur gangue. Dès lors, des maris et des fils éplorés tentent de cacher les corps de leurs épouses et mères.

Dans les sous bois de Dooling, un arbre gigantesque aux multiples troncs et aux pieds desquels déambulent des animaux incongrus pour le lieu (un tigre blanc, un serpent géant,..) occupe désormais une place centrale. Il semble être comme un lieu de passage vers un autre monde. En effet, les femmes de la ville, bien qu’endormies, se retrouvent bien guillerettes et en pleine santé de l’autre côté de la réalité, dans une sorte de monde parallèle, double de leur lieu de résidence, où le temps s’écoule beaucoup plus vite et où tout est à reconstruire en l’absence des hommes…

A la prison, il ne fait plus aucun doute que la mystérieuse Evie possède des dons surnaturels : elle se montre capable d’ordonner à des rats et peut tout connaître de la vie de toute personne qu’elle rencontre. Mais de son origine ou de la raison de sa présence à Dooling, elle prétend ne rien savoir…

L’expédition destinée à s’emparer d’Eve est bientôt au point. La violence des hommes va pouvoir s’exprimer, avec des conséquences désastreuses. Dans l’autre monde, Lila Norcross s’apprête à brûler l’arbre du passage, coupant toute possibilité de rejoindre leur réalité…

Avec « Sleeping beauties », Stephen King utilise à peu près la même recette que pour son roman « Dôme » : il nous propose un roman choral, peuplé d’une galerie impressionnante de personnages dont on suit la vie quotidienne, les tourments et les aspirations et qui, tous, auront un rôle à jouer dans l’intrigue savamment mise en place. La construction du récit est donc le fait du père, à n’en pas douter. Pour la rédaction proprement dite, les auteurs indiquent qu’ils se sont partagé la tâche en prenant en charge l’écriture successive d’une trentaine de pages qu’ils soumettaient à l’approbation et à la correction de l’autre. La grande force du roman, déclare Stephen King, c’est qu’il semble avoir été écrit par une troisième personne. Je ne serais pas si catégorique : il me semble en effet pouvoir déterminer les parties dues au père ou au fils. Cela se ressent par la fluidité changeante du texte, l’utilisation des procédés narratifs propres à Stephen, des façons inédites d’amener une description (la prose d’Owen est inconnue en Europe). D’une manière générale, cela ne nuit pas à la cohérence et à la continuité narrative mais le texte souffre cependant d’une nature hybride qui peut couper l’élan de la lecture.

Une surprise de la version française vient du fait que la traduction de « Sleeping beauties » a été confiée à Jean Esch, un routard de la discipline, en lieu et place d’Océane Bies et de Nadine Gassie. Leur familiarisation avec les textes du King, acquise grâce à la traduction de ses précédents titres depuis le décès de William Olivier Desmond, aurait peut-être contribué à une meilleure fluidité générale, bien que le présent travail ne soit pas foncièrement mauvais.

Comme dans « Dôme », et cela peut déboucher sur la frustration, les auteurs ne livreront pas les explications attendues tout au long des 800 pages du livre : Evie est une messagère, c’est acquis, mais à la solde de qui, de quoi, et pourquoi la ville de Dooling a-t-elle été choisie comme point focal, nous n’en saurons rien !  Manque d’imagination, peur de décevoir le lecteur par des révélations par trop arbitraires ? Peu importe finalement et ce sera à chacun de se faire son idée sur la question.

Au-delà de l’intrigue, les auteurs ont manifestement tenu à rendre hommage à la nature féminine (« les femmes ont toujours été les rêves des hommes »), seule capable de mener le monde avec raison, modération et intelligence, alors que les hommes ne sont que des brutes empreints de violence et de besoins biologiques obsédants. On a beau être « contre les femmes…tout contre », les propos qui émaillent le texte se révèlent bien souvent bateaux, politiquement corrects et, au final, ne convainquent pas.

Loin d’être une déception, « Sleeping beauties » ne restera cependant pas dans le hit-parade personnel de l’auteur. Déjà suite à la lecture de « Fin de ronde », j’avais fait état d’une certaine lassitude, comme un manque de connexion mentale avec l’auteur – comme si lui-même ressentait à l’écriture le besoin de l’effort absolu, rendant le récit poussif, moins empathique. Est-ce à dire que Stephen King, âgé de 71 ans, est arrivé au bout de son chemin littéraire ? Il déclarait, à la fin des années ‘8O que lorsqu’il considérerait qu’il n’a plus rien à dire, il éteindrait le traitement de texte et observerait le silence. Le moment n’est pas encore venu : deux romans vont paraître aux Etats-Unis (en juin et octobre). Stephen King les a écrits seul – il ne désire plus la co-écriture – et ils constitueront les prochains indices de sa santé littéraire.

Eric Albert

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