Vivonne

Leroy, Jérôme
Littérature générale
Paris : La Table Ronde, 2021, 407 pages, 22 €

🙂 🙂 🙂 L'effondrement, avec élégance

Plus de 50 ans après la publication du « Troupeau aveugle » de John Brunner, Alexandre Garnier ne peut s’empêcher de repenser à ce roman, lu dans sa jeunesse. Sous ses yeux, à quelques mètres de lui, s’étalent les ravages causés par le typhon aussi imprévu que dévastateur qui vient de s’abattre sur Paris. Les morts se compteront sans doute par centaines, des milliers peut-être, cela dépendra de ce que le pouvoir en place -Les Dingues- sera prêt à révéler. Décidément, Brunner avait raison : à force d’épuiser la planète, celle-ci se retourne contre l’homme.

D’une évidente beauté

Pendant plusieurs jours, Garnier ne pourra quitter son bureau. Autant d’heures qui vont lui donner l’occasion de poser un regard lucide sur son passé. Très vite, son attention va se focaliser sur Adrien Vivonne, un camarade de classe, devenu professeur de seconde zone et poète au succès confidentiel. Dans un élan d’honnêteté absolue, de ceux auxquels on n’accède sans doute que dans les moments de crise, Garnier se rend compte que la jalousie qu’il concevait envers son « ami » a sans doute empêché ce dernier de connaître le succès auquel il avait droit. Car, à la relecture des recueils de Vivonne qu’il avait lui-même édités, il se sent littéralement pris aux tripes par leur force et leur évidente beauté. Alors que la société s’effondre, que des milices s’affrontent au quotidien dans une Europe morcelée, Garnier se met en tête de retrouver Vivonne.

Dans la Douceur

Après sa plongée au cœur de l’extrême-droite française (« Le Bloc » en 2011 et « L’ange gardien » en 2014), c’est avec une élégance rare que Jérôme Leroy creuse depuis quelques années le thème de l’effondrement climatique et politique. Déjà présent dans « Un peu tard dans la saison », ce thème se trouvait également au centre de sa récente trilogie « Lou après tout », destinée aux plus jeunes. Celle-ci parlait d’ailleurs déjà de la « Douceur », cette « harmonie spontanée et joyeuse, un amour de tout ce qui vit » que certaines personnes, dans ce nouveau et formidable roman, atteignent sans le désirer en focalisant leur attention sur les poèmes de Vivonne.

Une vie simple

Divisé, outre son prologue et son épilogue, en deux grandes parties, le roman présente une alternance de chapitres consacrés à la période du récit – la quête de Garnier, mais aussi le parcours d’une jeune fille engagée dans une milice armée– et des chapitres centrés sur une tentative de biographie d’Adrien Vivonne. Là où la période du récit nous entraîne dans des scènes de guérilla d’une sauvagerie saisissante, les chapitres consacrés à Vivonne dressent sans angélisme le portrait d’une époque plus insouciante. S’il n’est pas épargné par l’existence, Vivonne se révèle très jeune comme immunisé par sa manière de l’envisager. Au point que Garnier a parfois pu le croire indifférent, voire égoïste. A présent que la jalousie qui le tenaillait s’éteint, Garnier ne voit plus en Vivonne qu’un homme profondément libre, délesté de toute ambition de notoriété ou de réussite financière, rayonnant de ce détachement instinctif qui teinterait par la suite toute sa poésie. Quoi d’étonnant dès lors que ses recueils aient à ce point infusé, qu’ils en soient devenus essentiels pour une part de plus en plus importante des humains du 21e siècle, dégoutés par un monde effréné, aspirant à une vie simple qu’ils reconnaissent dans ses écrits?

Le sel de l’existence

Parfaitement ancré en littérature par ses références multiples (Larbaud, Dhôtel, Hardellet, Baudelaire) et par son style souple, évocateur, lent et enveloppant, « Vivonne » annonce l’effondrement sans prendre de pincettes. L’élégance infinie de Jérôme Leroy réside dans son refus d’assortir sa conscience de la chute prochaine à une renonciation de ce qui fait le sel de l’existence : un bon verre de vin, un repas entre amis, les grands peintres, la musique et, par-dessus tout, la poésie. Comme Vivonne, il voit arriver le chaos mais il s’arc-boute sur ce qui le tient debout. Il va jusqu’à proposer une solution pour nous sauver : la poésie. Lisez, et lisez « Vivonne » !
Nicolas Fanuel

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