Iakovleva, Ioulia ; roman traduit du russe par Mireille Broudeur-Kogan
Policier & Thriller
Arles : Actes sud, 2023, 457 pages, 24.50 €
🙂 Meurtres à Leningrad
Leningrad, fin des années 1920. La ville n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle reste certes magnifique et s’y promener relève du privilège. Sauf peut-être pour ses habitants, dont la grande majorité vit dans une pauvreté incommensurable : « Le tramway l’emporta à travers l’une des plus belles villes du monde, une ville où les habitants menaient le plus souvent une existence sinistre, insalubre, misérable. Ils passaient le plus clair de leur temps à se chamailler dans leurs cuisines communautaires où, en guise de repos, après un travail fastidieux et épuisant, ils se replongeaient dans un univers de fumées, de puanteur, de chaos. Ils faisaient la queue pendant des heures pour se procurer une nourriture exécrable… ». Celui qui parle ici n’est autre que Vassili Zaïtsev, un inspecteur de police qui, alors qu’il n’a pas encore trente ans, a déjà acquis une renommée importante due à la qualité de son travail. Son regard lucide sur la société russe ne fait pas de lui un opposant clairement identifié au régime stalinien. Ce qu’il pense, il le garde pour lui. Seul son boulot compte et d’ailleurs, le voici confronté, lui et son équipe, à une série de meurtres, commis tantôt en plein air, tantôt dans le cadre de ces fameux appartements communautaires, spécialité du régime. Les inspecteurs ne relieront que tardivement ces meurtres entre eux, car aucun lien n’existe entre les victimes qui ne se connaissaient pas. Ce qui frappa Zaïtsev après un certain temps fut la mise en scène des lieux de crime et la posture des victimes : comme si elles avaient été habillées avec des vêtements qui ne leur appartenaient pas, au milieu d’un décor dont certaines pièces avaient également été apportées pour l’occasion.
Rien n’a changé en Russie
Premier roman traduit en français pour Ioulia Iakovleva, une autrice russe résidant à Oslo, « Et soudain le chasseur sortit du bois » nous plonge sans détour dans la réalité russe de l’époque. Nous avons montré plus haut comment vivait la population ; seule une certaine élite tire son épingle du jeu, en utilisant la corruption et la force publique. Son principal bras armé, la fameuse Guépéou, veille, surveille, et, au moindre soupçon d’opposition au régime, peut vous enfermer, sans autre forme de procès, dans une de ses sordides prisons. Personnage principal, l’inspecteur Zaïtsev se révèle progressivement, au fil de pages où on le sent se densifier, quasiment prendre corps, il en devient de plus en plus crédible et on l’en vient même à ressentir de la sympathie pour lui. Ce qu’il raconte des rouages de l’état soviétique revêt souvent les habits d’un simple constat, les faits, aussi révoltants soient-ils, sont livrés sans que l’on sente son avis, même au moment où il devra lui-même et de façon très dure, subir les conséquences de la dictature. Rien ne semble avoir changé ne peut-on s’empêcher de penser : Staline, Poutine, même main de fer. L’enquête, vraisemblablement en partie basée sur des faits réels, nous a inspiré des sentiments ambivalents : passionnante à l’apparition de chaque nouveau crime et dans les démarches qu’entreprennent les inspecteurs, plus chaotique et parfois même incompréhensible lorsqu’elle aborde les développements politico-économiques de sa résolution. Un texte en demi-teinte donc, qui ne manque certes pas d’intérêt ni de charme mais dont les lecteurs de polar mainstream risquent de se détacher rapidement.