Crasse rose

Trias, Fernanda ; traduit de l’espagnol (Uruguay) par Nathalie Serny
Science-fiction
Arles : Actes sud, 2023, 264 pages, 23 €

🙂 🙂 🙂 Apocalypse tranquille

Une funeste épidémie portée par un vent violent plonge une ville portuaire d’Amérique latine dans un confinement brutal et total. Ceux qui le peuvent partent vers l’intérieur des terres, tandis que d’autres choisissent de rester et s’organisent, entre léthargie et ténacité. Se nourrir dans la ville sinistrée est un défi quotidien, et pour survivre, il faut consommer la « crasse rose », une pâte fabriquer à partir de déchets d’animaux. Entre Max, son ex-mari, contaminé et hospitalisé, et Mauro, un enfant obèse atteint du syndrome d’insatiabilité dont elle a la charge, la narratrice voit sa vie se disloquer dans le brouillard nauséabond. (présentation de l’éditeur)

Fernanda Trías

Considérée comme l’une des figures du renouveau de la littérature latino-américaine, l’uruguayenne Fernanda Trías a déjà signé trois romans. Découverte chez nous en 2020 avec La Ville Infinie, l’autrice revient dans la collection « Exofictions » des éditions Actes Sud avec Crasse Rose, un roman de science-fiction aux accents de fin du monde mais surtout une formidable réflexion poétique et politique sur notre époque.

Délitement

S’il prend bien les atours d’un roman apocalyptique (effondrement de la société, destruction écologique, morts massives…), Crasse rose emprunte davantage à l’imaginaire du délitement qu’à celui de l’explosion. Car si l’apocalypse est bien en cours, elle prend la forme d’une étrange et mystérieuse maladie incontrôlable et dont la progression semble inéluctable. La cause, humaine et liée au désastre écologique, et l’origine, probablement animale, résonnent d’une manière toute particulière lorsque l’on sait que l’autrice a écrit le roman avant la pandémie de COVID-19. Fernanda Trías retranscrit avec une parfaite acuité cette ambiance toute particulière mêlant panique et incompréhension face à un mal inconnu et inévitable.

Héroïsme du quotidien

Dans ce monde frappé de stupeur, le récit se concentre sur la survie, au jour le jour, de la narratrice qui évolue dans une ville portuaire mise en quarantaine et presque totalement évacuée. Entre une mère, figure d’un ancien monde incapable d’affronter les conséquences désastreuses de son mode de vie, un ex-mari touché par la maladie et un enfant victime d’un incurable syndrome, la narratrice affronte son quotidien avec courage et abnégation. Évoquant avec beaucoup d’intelligence et sans militantisme explicite l’énorme charge qui repose sur les épaules des femmes, surtout en période de crise, l’autrice donne à son récit des accents de fable féministe sur l’héroïsme du quotidien.

À la fin…

Particulièrement troublant, Crasse rose fait partie de ces textes qui semblent avoir trop bien compris l’irrémédiable désastre de notre monde contemporain. Peuplé de figures allégoriques puissantes (au premier rang desquelles il faut placer cet enfant hébété uniquement mû par une faim insatiable comme représentation glaçante de nos sociétés immatures et autodestructrices), le roman se distingue par sa remarquable observation de la psychologie intime. En explorant l’humain face à une horreur dont il est la principale cause et la première victime, l’autrice signe un roman puissant, radical et pose une question aussi essentielle que glaçante : comment avancer quand tout est perdu d’avance ?
Nicolas Stetenfeld

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