L’outsider

King, Stephen ; traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch
Fantastique
Paris : Albin Michel, 2019, 569 pages, 24.90 €

🙂 Être et avoir été

Un pitch accrocheur
Un homme peut-il se trouver à deux endroits en même temps ? Évidemment non, clamera l’homme de la rue. L’amateur de Stephen King, lui, turbine déjà pour essayer de deviner par quel stratagème fantastique l’auteur va expliquer l’impossible. C’est bien connu, en littérature fantastique, l’empathie, l’ouverture d’esprit et le merveilleux (même s’il est malfaisant) sont nécessaires pour accepter de se laisser emmener dans les histoires. Il en faudra pour cautionner celle-ci.
Un développement addictif
Or donc, le petit Frank Peterson a été enlevé, séquestré, violé (avec une branche d’arbre), mordu (voire dévoré) en plusieurs endroits du corps puis achevé par ce qui apparaît être un être sanguinaire, à la limite de l’humain.
D’après les indices et les traces relevées sur place, d’après les témoignages recueillis dans le voisinage, aucun doute n’est permis : l’agresseur n’est autre que Terry Maitland, le coach de l’équipe de base-ball locale, bien connu et apprécié de tous.
Mais pour la police avec à sa tête Ralph Anderson, la chose est entendue : aussi Maitland est-il arrêté illico presto alors que son équipe joue son avenir sportif sur le terrain. Qui plus est sous les yeux de son épouse et de ses filles, atterrées.
L’avocat Howie Gold est rapidement convoqué. Celui-ci soulève quelques incohérences dans les propos des témoins : pourquoi un habitant du cru aurait-il demandé l’itinéraire pour se rendre dans un hôpital tout proche ? Pourquoi aurait-il donné du “madame” à une conductrice de taxi bien connue ? Comment un ongle proéminent de sa main aurait-il pu blesser un serveur du boui-boui du village, le “Gentlemen,Please” alors que Maitland est très regardant quant à son hygiène personnelle ?
Des questions qu’auraient vite balayé un jury d’assises : l’adn ne trompe pas.
Mais comment Maitland aurait-il pu assister à une conférence littéraire d’Harlan Coben, donnée à plus de 500 km de son domicile, en compagnie de quelques collègues de travail au moment même où sa victime présumée passait de vie à trépas ? Une vidéo existe, permettant d’identifier le coach en train de poser une question à l’écrivain et son adn, encore lui, se retrouve sur une couverture d’un des livres qu’il a consulté dans une librairie voisine. Casse-tête pour détective.
Lors de sa mise en accusation, le pauvre Terry est l’objet d’un règlement de compte : il est abattu par le frère aîné de Frank Peterson, ivre de douleur, non seulement après avoir perdu son frère mais aussi sa mère, terrassée par une crise due à son surpoids, son diabète et son désespoir -le père de famille ne tardera pas lui aussi à tenter de mettre fin à ses jours. La loi des séries, sans doute…
L’enquête révèle qu’un cas similaire de délocalisation a déjà été rencontré en Ohio. Lieu de résidence d’une certaine Holly Gibney, ex-comparse de Bill Hodges (le flic retraité du triptyque “Mr Mercedes”, “Carnets noirs” et “Fin de ronde”).Holly semble détenir une théorie pour expliquer le drame.
Quand on a usé toutes les causes rationnelles
El Cuco, un personnage mythique mexicain, pourrait être le responsable de la situation. Les investigations n’ayant pu apporter de clarification satisfaisante, il est à présent permis d’ouvrir la porte à l’irrationnel, au paranormal. El Cuco ou l’outsider (celui qui réside à côté de la réalité) aurait la faculté d’emprunter l’apparence de n’importe qui, par simple contact et d’ainsi commettre des crimes impunément. Il se délecterait de la peine et de la souffrance de ses victimes et de leurs proches auxquels il apparaîtrait comme une sorte de golem en formation, avec “des pailles à la place des yeux”.
Holly Gibney pense que le meurtrier de deux fillettes en Ohio, un dénommé Heath Holmes – en fait l’outsider ayant pris ses traits – serait entré en contact avec Terry Maitland lors d’une visite de celui-ci à son père, résident d’une maison de repos de l’État. C’est là qu’il l’aurait “marqué”, pour mieux le reproduire par la suite. Tel un serial killer, l’entité ne peut rester très longtemps inactive. Et a donc déjà dû marquer une autre victime potentielle. Serait-ce Claude Bolton, un employé du “Gentleman, Please”, aperçu à Flint City alors qu’il est censément être chez sa mère, au Texas ?
Le danger guette, car certains enquêteurs se sentent observés, traqués par l’invisible. Jack Hoskins, adjoint de Ralph Anderson, le flic de Flint, est quant à lui persuadé qu’il peut se débarrasser du cancer qui ronge son corps s’il obéit corps et âme aux désirs du fantôme qui le suit à la trace. Et ce fantôme lui intime l’ordre de se rendre au Texas et de tuer toute la clique de gêneurs lancée à la recherche de l’outsider.
Le coup du Happy Slapper
L’appétit de lecture est là, dévorant dès les premières pages. Sur ce point, King n’a rien perdu de sa superbe. Le mystère qu’il installe semble insoluble et la complexification de son intrigue (notamment cette histoire de jeune fugueur ayant malencontreusement voyagé dans la camionnette du tueur, de Dayton à Flint City) sert au final la progression narrative de manière subtile et convaincante.
Ce qui l’est moins, c’est la facilité apparente avec laquelle les protagonistes acceptent l’existence d’êtres paranormaux – issus de la mythologie mexicaine ! – et surtout le débusquage de celle-ci. Je ne voudrais pas spoiler mais il existe peu de livres dans lesquels la façon de mettre fin aux agissements d’un méchant passe par l’utilisation d’une chaussette lestée de pierres…
Du coup, pour machiavélique et insaisissable au départ, l’outsider se révèle fragile, chétif, presque incongru. Cela semble devenir une constante chez King de taire l’origine de ses créatures et El Cuco ne faillit pas à la règle : entité mythologique, fantôme affamé de douleur humaine, extraterrestre sanguinaire ? On n’en saura rien.
Menée de main de maître dans une première partie (les deux tiers du roman), l’intrigue affiche ensuite quelques effilochages, facilités et grosses ficelles. Le même symptôme dont souffrait “Fin de ronde” ; comme si un manque final d’imagination de l’auteur empêchait à l’œuvre de disposer de toute son ampleur. On ne peut donc pas parler d’œuvre majeure, “magistrale” comme le clame…”Ciné-télé-revue” mais comme une pierre de plus à l’édifice d’une carrière prolifique, qui, si elle a pu briller de mille feux dans un passé pas si lointain que çà (“22/11/63” !!!), approche peu à peu de la nature d’un feu de camp qui s’éteint. King l’a dit lui-même : “les braises peuvent parfois brûler beaucoup plus que les flammes”. Un petit souffle sur le brasier serait à mon sens bien nécessaire.
Eric Albert

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