Lovecraft Country

Ruff, Matt ; traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laurent Philibert-Caillat
Fantastique
Paris : Presses de la Cité, 2019, 488 pages, 22 €

🙂 🙂 🙂 Terreur chez les sudistes

Dans l’Amérique ségrégationniste des années 1950, la vie de la population noire est faite d’horreurs  bien terre-à-terre : celles d’une police armée et violente, d’une justice partiale et expéditive et d’une population blanche loin d’être toujours bienveillante. C’est dans ce contexte social qu’Atticus, jeune  homme noir tout juste revenu de Corée (nous sommes en 1954), part à la recherche de son père disparu. Il ne se doute pas qu’en plus du racisme ordinaire qui gangrène les États-Unis, il va devoir se confronter à une secte esclavagiste et occulte, l’ordre adamite de l’Aube antique (tout un programme !), qui tente d’invoquer des abominations extraterrestres au moyen de sacrifices humains.

Pot pourri fantastique

Ce point de départ n’est qu’un faible aperçu de la proposition tout à fait singulière et réjouissante de Matt Ruff dans son dernier roman, Lovecraft Country. Car moins qu’un récit, c’est un véritable recueil d’histoires courtes conçues comme autant d’hommages aux fictions pulps chères aux Weird Tales, Astounding Stories et autres magazines à 10 cents extrêmement populaires aux États-Unis dans la première moitié du XXesiècle. Maison hantée, voyages dans le temps et dans l’espace, poupées démoniaques et autres monstruosités extraterrestres, rien ne manque dans ce joyeux pot-pourri fantastique. 
L’hommage serait somme toute très conventionnel dans notre culture médiatique contemporaine qui a fait de la réécriture un de ses principaux moteurs créatifs, si l’auteur ne liait pas cette exploration de la littérature pulp à la thématique de la ségrégation raciale. Au premier regard, le parallèle peut paraître étonnant, voire indécent, mais la lecture de ce Lovecraft Country rassure quant à l’intérêt et l’audace d’une telle approche. Car le livre de Matt Ruff s’inscrit dans ce que l’on peut considérer comme une véritable veine du fantastique, celle qui détourne les codes du genre pour traiter des questions raciales. Bien que déjà ancienne (La Nuit des morts-vivants de Georges Romero date en 1968 et Candyman de Bernard Rose en 1992 fonctionnaient sur le même principe), celle-ci trouve depuis quelques années un nouveau souffle grâce au travail de Jordan Peele, dont le succès des dernières productions est à la fois critique et populaire.

L’horreur là où on ne l’attend pas

Matt Ruff confesse que l’idée de son livre lui est venue de la lecture de l’essai Shame de Pame Noles qui illustre la difficulté d’être fan de science-fiction et noir. Et force est de constater que la littérature pulp a produit des fictions dont le racisme, assumé ou en creux, apparaît aujourd’hui comme parfaitement effrayant. C’est ainsi qu’il faut d’ailleurs comprendre le titre Lovecraft Country. La référence à l’auteur de Providence se justifie moins par l’intrigue, qui n’est assurément pas un hommage à son imaginaire, que par le racisme et la xénophobie viscérale dont il pouvait faire preuve.
C’est assurément l’aspect le plus intéressant du roman. L’horreur de Lovecraft Country apparaît bien moins dans les éléments fantastiques, traités non sans une certaine dérision, que dans la description glaçante du quotidien des personnes noires dans l’Amérique des années 1950. Aujourd’hui, le racisme a changé de forme et il est parfois difficile d’imaginer ce que pouvait représenter le racisme d’État pour des minorités oppressées. Par un effet de renversement assez ingénieux des codes du fantastique (les dernières pages du roman sont en cela particulièrement réjouissantes), l’horreur ne surgit plus du surnaturel mais bien du décor quotidien dans lequel il apparaît. Chaque histoire est alors l’occasion de mettre en scène un personnage au caractère bien défini et de voir comment celui-ci gère à la fois sa condition de sous-citoyen et sa confrontation avec des éléments surnaturels. Dans l’univers imaginé par Matt Ruff, fantastique et critique sociale sont étroitement imbriqués et ne peuvent fonctionner l’un sans l’autre.

Bien plus qu’un roman de genre

Bien que relativement indépendantes, et inévitablement inégales, les huit histoires qui constituent le roman mettent en scène les différents membres d’une même famille et sont autant d’occasions pour explorer un aspect de la littérature fantastique et de la ségrégation raciale. L’intrigue globale, certes quelque peu ténue, fourni à l’ensemble une conclusion intelligente et une cohérence à la richesse insoupçonnée. Même s’il réjouira tous les amateurs de récits horrifiques, c’est certainement dans la description de la condition des Noirs américains que le roman est le plus intéressant. Une lecture atypique vivement recommandée.
Nicolas Stetenfeld

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